À propos du livre blanc de l’INRIA sur le numérique éducatif

Le 10 décembre 2020 a été publié le quatrième livre blanc proposé par l’INRIA (Institut national de recherche en informatique et en automatique, mais qui se présente aujourd’hui sur son site internet comme l’institut national de recherche en sciences et technologies du numérique), intitulé « Éducation et numérique : défis et enjeux », accessible à cette adresse : https://www.inria.fr/fr/education-numerique-livre-blanc-inria-edtech. La lecture de ce document appelle quelques remarques personnelles, que je prends la liberté de partager ici.

Tout d’abord, il y a bien des choses intéressantes à y lire, le propos se veut équilibré, et les auteurs affichent l’intention de prendre en compte les aspects scientifiques, socio-économiques, juridiques et environnementaux dans la définition des enjeux de la question abordée. Je partage plusieurs de leurs vues ou constats, par exemple sur la nécessaire maîtrise des données d’apprentissage (section 5.1), sur une formation à la pensée informatique laissant une place à la techno-critique et favorisant la pensée critique (sections 2.5 à 2.8), ou sur les insuffisances de la formation des enseignant⋅es (section 3.1, en tous cas son introduction).

Voici les 7 recommandations que l’INRIA retient du travail engagé par ses auteurs (p. 13) :

J’adhère plutôt à plusieurs de ces recommandations telles qu’elles sont rédigées ici. Je suis particulièrement heureux des intitulés des recommandations numéro 5 (créer les conditions du développement des ressources éducatives numériques comme des biens communs, p. 99) et numéro 6 (garantir la portabilité des données personnelles éducatives et développer l’interopérabilité des solutions logicielles, p. 100) concernant l’action publique, qui doivent être au cœur des préoccupations des acteurs publics en matière de numérique éducatif, et que nous mettons déjà en œuvre au moins en partie. Par exemple, la démarche de mise en œuvre de « PIMS » (non, pas les petits gâteaux fourrés à la confiture, mais des systèmes de gestion de données personnelles), qui « permettent aux personnes de gérer leurs données à caractère personnel dans des systèmes de stockage sécurisés locaux ou en ligne et de les partager au moment et avec les personnes de leur choix », et dont les enjeux de protection et d’émancipation dépassent assez largement le cadre de l’éducation (voir le projet http://mesinfos.fing.org/ pour en savoir davantage), est déjà pleinement engagée dans l’académie de Rennes avec le projet MyToutatice (voir ici et ).

Mais ce livre blanc recèle aussi des travers assez représentatifs des tensions et des incompréhensions que l’on rencontre aujourd’hui lorsqu’il s’agit de numérique éducatif, que je vais tâcher d’illustrer en détaillant quelques points de vigilance. Si par bonheur les auteurs tombent sur ce billet et souhaitent y apporter des précisions ou des réponses, les commentaires leur sont ouverts, comme à toute personne intéressée pour échanger.

Confinement et injonction au changement

Ce document est le fruit d’un travail collectif démarré au cours de l’année 2019. Il avait pour ambition d’analyser l’impact du numérique comme vecteur de transformation éducative, d’une part par la nécessité de la formation à la pensée computationnelle dans un monde devenu numérique et d’autre part par l’usage croissant des outils numériques.

p. 6

L’utilisation régulière des expressions « transformation éducative », ou de »mutation technologique » témoigne d’une nécessité et d’une inéluctabilité supposées de ces transformations, facilitées et accompagnées par le numérique, ce qui tend à redéfinir son rôle de soutien de l’enseignement et des apprentissages en injonction au changement. J’utilise ces termes avec beaucoup de prudence et de réserve : si par exemple la transition écologique apparaît aujourd’hui comme une nécessité, étayée par des études scientifiques dont les résultats sont sans ambiguïté, et nous oblige donc à des transformations et des changements radicaux dans nos habitudes de vie occidentales, je ne pense pas qu’il existe de nécessité absolue à engager une transformation éducative à tout prix. Dans de bonnes conditions – c’est l’ancien prof de maths qui parle – un⋅e enseignant⋅e avec un tableau noir et une craie peut être évidemment très pertinent⋅e et efficace dans son enseignement. Au lieu d’être présenté comme soutien possible aux apprentissages pouvant faciliter certaines activités où il est reconnu comme efficace (recherche d’information, production et créativité, évaluation et suivi des progrès, expérimentation et simulation : voir le rapport de synthèse du CNESCO sur le numérique et l’apprentissage scolaire, p. 45), le numérique est trop souvent le cheval de Troie d’une injonction aux évolutions des pratiques et à la modification des postures, sans précision de ce qui est attendu ou espéré de ces évolutions, ce qui peut inutilement questionner ou culpabiliser des collègues qui font déjà un travail formidable avec les moyens qu’ils ou elles maîtrisent, possédant (ou pas) ces habiletés permettant de mobiliser des ressources et des outils numériques dans la conception de leurs cours, et donc être contre-productif en contribuant à la forte polarisation des débats.

La situation actuelle souligne la nécessité de développer des nouvelles collaborations entre les enseignants, les élèves et les parents pour soutenir l’apprentissage des élèves et fait apparaître le défi de penser les modalités de la formation tant synchrone qu’asynchrone. Mais le fait de développer de nouvelles modalités scolaires en temps et en espace nécessitera une adaptation tant de la part des enseignants que des élèves et de leur famille.

p. 8

Le confinement est venu brouiller les cartes et encore davantage renforcer cette injonction : ainsi le livre blanc, comme bien d’autres discours actuels sur le numérique éducatif, présente comme donnée la nécessité d’évoluer vers des modalités d’enseignement à la fois synchrone ou asynchrone avec l’appui de dispositifs technologiques ou numériques, et annonce même qu’une « adaptation » de la communauté éducative est nécessaire à ce nouvel état. Pourtant de nombreux collègues indiquent bien aujourd’hui que le « distanciel », quelle que soit la qualité des ressources ou plateformes utilisées et leur habileté de leur utilisation, ne permet pas de combler le manque de proximité, de percevoir le langage non verbal, de s’appuyer sur le collectif de la classe, etc… qui sont essentiels à l’acte d’enseigner dans un lieu situé : l’école. Comme le rappelle Philippe Meirieu, il n’est pas question de sanctuariser l’école comme seul lieu de transmission et d’apprentissage, mais elle doit rester notre « maison commune » : les activités essentielles ne peuvent pas être déportées vers la sphère domestique ou privée, comme cela a été le cas lors du printemps dernier :

Or, nul « dieu scolaire » n’a jamais gravé de « tables de la loi » où serait inscrit que la classe homogène et simultanée est le seul moyen d’éduquer notre jeunesse. Ce n’est là qu’un modalité parmi d’autres, historiquement datée et nullement intangible. Pour autant, nous ne devons pas abandonner le projet d’une « École maison commune », tout à la fois creuset social, cadre institué pour l’apprentissage de la pensée, centre de ressources culturelles, lieu de formation à la coopération et de construction de la citoyenneté.
Peut-être pouvons-nous alors espérer refonder cette « maison commune » sur des principes et des pratiques qui permettraient, plutôt que de se crisper sur des modalités, d’en incarner les véritables finalités au quotidien. Gageons que le numérique, peut, dans cette perspective trouver une place précieuse. D’autant plus précieuse qu’elle ne sera pas hégémonique.

http://meirieu.com/DICTIONNAIRE/numerique.htm

De même, les témoignages d’élèves et de familles en difficulté devant ces modalités d’apprentissage / d’accompagnement de leurs enfants sont aujourd’hui très bien documentés, et on peut s’interroger sur les préalables (techniques, économiques, sociaux,…) qui permettraient de s’approcher d’une situation acceptable ou favorable à la mise en place de ces nouvelles modalités « en temps et en espace ». Le danger est peut-être aujourd’hui de laisser s’installer dans le paysage enseignant le « distanciel », plus ou moins bien outillé par le numérique, comme modalité d’enseignement instituée, alors que ce n’est aujourd’hui qu’une réponse transitoire à une situation de crise ou d’empêchement, plutôt que de repenser l’école dans son entier après avoir constaté ses difficultés en temps de pandémie, notamment celles liées aux inégalités scolaires et sociales. Tout⋅e lecteur⋅rice du monumental « Enfances de classe » de Lahire, dans lequel les inégalités sociales et scolaires sont réellement incarnées par des enfants et des familles observées par les sociologues, loin des arides rapports et statistiques issus des enquêtes PISA ((on peut lire en ligne plusieurs présentations et recensions de l’ouvrage, comme sur le Café pédagogique par exemple), sait combien le mal est profond et non soluble dans le numérique qui, s’il peut sans aucun doute aider à bien des niveaux, n’est pas LA solution (voir plus bas la section sur le solutionnisme technologique).

Pour conclure cette partie, je signale que deux des auteurs du livre blanc avaient signé en juillet un billet sur le blog Binaire du Monde, intitulé « Le numérique va révolutionner l’éducation … vraiment ? », à lire ici : https://www.lemonde.fr/blog/binaire/2020/07/10/le-numerique-va-revolutionner-leducation-vraiment/, qui m’avait paru plus modeste et pertinent. Il me semble que la tonalité générale du livre blanc a quelque peu délaissé les précautions et les doutes exposés dans ce billet.

Apports de la recherche scientifique, apprentissage et formation

La recherche scientifique est appelée à l’appui de ces transformations et mutations :

Nous expliquons comment la mutation technologique et sociétale liée au numérique impacte l’éducation. Cette mutation est indissociable de l’impact des neurosciences cognitives et de l’intelligence artificielle.

p. 25

Les champs scientifiques convoqués à l’appui de cette « transformation éducative » sont donc essentiellement les neurosciences cognitives et l’intelligence artificielle, ce qui est à la fois attendu (dans un document produit par l’INRIA) et réducteur : nous avons besoin des apports des autres sciences sociales, des sciences de l’éducation, de la sociologie, de la didactique, de l’histoire de l’éducation pour penser globalement la question du numérique éducatif. La quasi-totalité de du chapitre 4 (sections 4.1 à 4.4, p. 56 à 70) intitulé « Quels sont les sujets de recherche ? » est centrée sur ces deux approches, ce qui illustre finalement la mouvance actuelle incarnée par le conseil scientifique de l’Éducation nationale composé pour l’essentiel de psychologues cognitivistes, neuroscientifiques et économistes, réduisant à la portion congrue les autres champs de recherche. L’injonction de transformation ou son inéluctabilité se renforce donc ici par une certaine forme de scientisme en s’appuyant sur des travaux et résultats relevant des sciences dites « dures » au détriment d’autres champs relevant des davantage des sciences humaines et sociales, porteuses d’autres perspectives.

Concernant les apports des neuro-sciences en éducation, l’ouvrage collectif « Les neurosciences en éducation » paru dans la collection « Mythes et réalité » aux éditions Retz est une lecture indispensable ; cet article intitulé « Changer l’école : prenez garde aux neuromythes », rédigé par les auteurs, peut en être une bonne introduction : https://theconversation.com/changer-lecole-prenez-garde-aux-neuromythes-127551. Il faut ici souligner que cet ouvrage est cité dans ce livre blanc, comme deux autres de la même collection, qu’il est tout aussi intéressant de lire : « Apprendre avec le numérique » d’André Tricot et Franck Amadieu, et « Enseigner ça s’apprend », ouvrage collectif auquel – disclaimer – ma femme, chercheuse en sciences de l’éducation, a contribué. D’ailleurs, si les nombreuses citations des travaux d’André Tricot qui parsèment le texte reflètent le souci d’une approche prudente et démystificatrice des usages de dispositifs technologiques et numériques en éducation, le rapport récent (octobre 2020) du CNESCO (Centre national d’étude des systèmes scolaires) sur le numérique et les apprentissages scolaires, dont justement André Tricot est l’un des auteurs, n’est pas cité – il apporte pourtant un éclairage précieux de la recherche en sciences de l’éducation sur tous ces sujets, en généralité mais aussi sur des champs disciplinaires précis. Vous le trouverez ici.

Enfin il faut noter qu’à l’appui de cette transformation, les prosélytes de la « société apprenante » sont largement cités, dans la section 5.3 intitulée « Enjeux de la formation au numérique tout au long de la vie », par exemple :

Ces préconisations sont complétées dans le rapport « vers une société apprenante » [Taddei& al-2017] , et son plan d’action [Taddei& al-2018] en mettant en exergue l’importance des compétences génériques ou transversales qui permettent de s’adapter : « Alors que les emplois les plus recherchés aujourd’hui n’existaient pas il y a quelques années et que l’on prévoit d’importantes mutations du travail, il apparaît à tous urgent de réfléchir aux conditions et aux compétences transversales qui vont permettre aux organisations et aux individus de se préparer à ces changements, que ce soit via la formation initiale ou durant leur parcours professionnel ». L’enjeu majeur est alors de donner à chaque apprenant et apprenante les compétences génériques et transversales pour apprendre à apprendre.

p. 88 (gras et italiques dans le texte original)

Il faut là aussi, me semble-t-il, se méfier des usages de cette expression ou des représentations qu’elle véhicule. Le concept d’organisation apprenante, qui a tant de succès aujourd’hui dans l’éducation, est issue du monde du management, et renvoie sous prétexte d’horizontalité à des mécanismes d’auto-formation entre pairs si possible informels / non financés empiétant sur le temps libre de ces apprenants, invités à « apprendre » partout et tout le temps (voir https://eduveille.hypotheses.org/15351). Il faut clairement interroger le projet politique qui sous-tend son utilisation, comme cela est fait par Christophe Cailleaux et Amélie Harte-Hutasse dans les carnets Zilsel (https://zilsel.hypotheses.org/3339). Il est nécessaire d’une part de s’assurer que la part des apprentissages assurés par et à l’école soit bien distinguée des apprentissages informels correspondant à un contexte familial ou des inclinations personnelles, d’autre part de veiller à maintenir des dispositifs de formation professionnelle initiale et continue qui permettent aux collègues de se former sur leur temps professionnel, ne reposant pas uniquement sur des dispositifs à distance (m@gistère, dont il n’est pas question ici), encore moins s’ils sont non tutorés (ressources en ligne, MOOC), ou des dispositifs de formation entre pairs mal délimités ou encadrés. Cela nécessite donc un fort volontarisme de l’institution et le développement de moyens (pour la formation elle-même et son hybridation bien conçue, mais aussi pour les remplacements de collègues formé⋅es, pour leurs frais de déplacement, pour leur équipement professionnel…) afin pallier la faiblesse bien connue et documentée de notre formation continue, qu’elle porte sur le numérique ou sur des savoirs disciplinaires / interdisciplinaires, des gestes professionnels, etc. C’est d’ailleurs un des objets de la recommandation n°3 (« passer à l’échelle dans la formation des enseignants ») dans laquelle on trouve ce passage :

Cela implique aussi une augmentation importante du nombre d’heures consacrées à la formation des enseignants en exercice, avec une reconnaissance des heures de formation en ligne et de la participation aux communautés de pratiques.

p. 118

La tentation du solutionnisme technologique

Même s’il est prudemment et justement rappelé que « Non, il ne suffit pas de mettre des accès internet et des tablettes numériques dans les classes pour que l’enseignement s’améliore et que l’échec scolaire recule » en ouverture de la section 3.2 intitulée « La réussite pour tous » (p. 53), et que « bien entendu « le numérique » ne saurait en aucun cas résoudre seul tous ces problèmes cruciaux pour nos sociétés et pour certains, il fait même partie du problème puisqu’il donne les outils de diffusion massive des infox et du développement des intégrismes » (p. 18), le texte trahit un net penchant pour le solutionnisme technologique. Or, comme le rappelle Louis Derrac :

Se focaliser sur le solutionnisme numérique, c’est également passer à côté de toutes les grandes questions qui agitent l’école depuis des décennies, et qui se sont à nouveau posées pendant la période de « continuité pédagogique ». Quel est le rôle de l’école ? Quelle forme scolaire, quelles pédagogies pour assumer ce rôle ? Quel partenariat de coéducation peut-on former entre enseignants, parents, communauté éducative ?

https://louisderrac.com/2020/07/11/tribune-le-solutionnisme-numerique-ne-sauvera-pas-lecole/

C’est évidemment un biais lié au contexte de rédaction et de publication du document lui-même et aux fonctions exercées par ses auteurs, mais le constat, bien réel et affirmé, du creusement des inégalités au moment du confinement ou du décrochage scolaire ne se conçoivent que sous l’angle technologique et ne semble pas envisager d’autres propositions que d’accroître ou d’améliorer les solutions numériques :

Mentionnons également que certains enseignants, s’ils pouvaient envoyer du matériel pédagogique, n’arrivaient pas à retrouver le niveau de contact leur permettant d’identifier des problèmes ; autrement dit, ces outils, souvent conçus comme un accompagnement au présentiel et non pour un enseignement à distance, n’avaient peut-être pas été suffisamment pensés pour procurer des retours, y compris émotionnels voire existentiels, des apprenants.

p. 7

Il ne faut pas s’attendre, il me semble, à ce que l’arsenal d’outils numériques mis en œuvre pendant le confinement (cahier de texte, cours et exercices interactifs en ligne, activités d’écriture collaborative, supports son et vidéo, messagerie instantanée, visioconférence…) soit en capacité de fournir à l’enseignant ce qui fait la subtilité et la richesse de l’enseignement en classe et qui échappe en effet à ces dispositifs : l’ambiance de classe, le langage corporel et non verbal, les postures, les regards d’encouragement, les gestes de régulation, les apartés, etc. Il ne s’agit pas d’un problème de conception des outils numériques qui nécessiteraient une amélioration pour atteindre lé « niveau de contact » souhaité : aux problèmes posés par cette situation anormale et exceptionnelle, des réponses techniques ne peuvent pas être apportées, et il est illusoire de vouloir s’en approcher.

D’après « Regards sur l’éducation 2018 » [OCDE-2018], les pays les plus performants en éducation mettent l’accent sur la pédagogie différenciée, le travail en équipe, l’utilisation des nouvelles technologies dans les apprentissages, des méthodes d’enseignement innovantes. Où se positionne le numérique dans une telle stratégie? […] Personnaliser les apprentissages consiste à utiliser, par exemple, des algorithmes d’intelligence artificielle pour suivre pas à pas ce que fait l’élève dans un parcours numérique d’activités et lui proposer les activités optimales pour son apprentissage. L’usage du numérique pour des activités uniquement réalisables par le biais des technologies permet de diversifier les stratégies d’apprentissage.

p. 53-54

Les conditions de la réussite scolaire sont uniquement vues sous l’angle de l’individualisation et de la différenciation outillée par le numérique, et l’analyse ne renvoie que très peu aux causes sociales des inégalités scolaires et ne fait jamais (ou à la marge) état des moyens qu’il faudrait mettre en œuvre pour permettre d’y répondre en classe, in situ, sans nécessiter de dispositifs numériques : nous avons aujourd’hui besoin de plus d’enseignant⋅es, mieux formé⋅es, pour favoriser cette différenciation plutôt qu’un recours à l’intelligence artificielle encore bien incertain, du moins lointain. On peut d’ailleurs s’interroger sur cet axiome des bénéfices supposés d’une forte individualisation des apprentissages face à la construction collective des savoirs : un équilibre doit être trouvé qui respecte les deux approches, qui est continuellement mis en œuvre par les professeur⋅es dans leur enseignement et l’évaluation des travaux de leurs élèves en classe, qu’ils soient individuels ou en groupe. Toujours dans la tribune de Louis Derrac, déjà citée :

L’école a besoin d’un numérique qui met l’accent sur le collectif, la collaboration, le partage et l’ouverture. Pas sur une individualisation croissante des apprentissages, où chaque élève travaille et progresse seul.

https://louisderrac.com/2020/07/11/tribune-le-solutionnisme-numerique-ne-sauvera-pas-lecole/

À trop pouvoir et vouloir individualiser, on risque d’y perdre cet équilibre ; les promesses de l’intelligence artificielle ou d’autres concepts issus des sciences du numérique ne doivent pas servir d’horizon qui empêcherait de penser des mesures plus structurelles pour adresser les difficultés actuelles dans le suivi des élèves et, plus généralement, la réduction des inégalités scolaires. Ainsi que la recommandation n°1 (« Développer des projets de recherche des sciences du numérique au service de la réussite scolaire ») propose un programme certes ambitieux, mais aveugle aux autres leviers d’action pour la réussite scolaire et probablement consommateur de beaucoup de moyens qui pourraient y être consacrés, sans garantie de réussite :

La première question est de s’interroger sur la façon de favoriser la réussite scolaire. Il convient d’y répondre en élaborant des programmes de recherche conjoints avec les sciences cognitives, les sciences de l’éducation et les sciences du numérique fondées notamment sur l’IA, le traitement automatique des langues, la robotique, la réalité virtuelle/augmentée, en vue d’élaborer des environnements d’apprentissage adaptés aux caractéristiques individuelles et de façon encore plus nette pour les personnes ayant des besoins d’adaptation scolaire en particulier en situation de handicap

p. 93

Face à cette multiplicité de solutions techniques présentées comme nécessaires à cette individualisation des apprentissages, et pour conclure cette partie, je reproduis ci-dessous la conclusion de l’article de Jean-François Cerisier, publié sur The conversation en juin dernier, intitulé « Faut-il renoncer au numérique pour l’éducation ? » :

Tous les usages éducatifs des techniques numériques ne sont donc ni souhaitables ni possibles, pour des raisons éducatives mais aussi économiques, environnementales et éthiques. Ce sont quatre contraintes que nous devons intégrer à nos politiques. Il ne faut pas uniquement se demander ce que nous pourrions bien faire de ces techniques, seulement parce qu’elles sont disponibles, parce qu’elles sont modernes ou parce que les marchés éducatifs alimentent la croissance économique.

Ce sont les objectifs premiers de l’école qui doivent nous guider : la réduction des inégalités sociales et l’éducation de citoyens émancipés. Il s’agit donc moins de penser les usages des techniques numériques à l’école que de repenser l’école à l’ère du numérique

https://theconversation.com/faut-il-renoncer-au-numerique-pour-leducation-140765

ce qui m’amène au point suivant.

Les insuffisances supposées du service public d’éducation

En dehors de toute contrainte liée à la crise sanitaire – dont on peut espérer qu’elle ne soit qu’un mauvais souvenir d’ici quelques mois – il faut interroger les moyens qui sont accordés à l’École pour accomplir ses missions. Or il me semble que les auteurs du livre blanc font l’hypothèse implicite d’une incapacité ou d’une impuissance du service public d’éducation, en commençant par prononcer un constat d’échec :

L’École propose souvent un traitement indifférencié des élèves . Les établissements et les enseignants s’efforcent de trouver des solutions pour prendre en compte la diversité des élèves mais la tâche est difficile, le système scolaire français restant plutôt normatif. Sa rigidité structurelle et fonctionnelle peine à prendre en charge les élèves peu « scolaires », qui comprennent mal les codes de l’école. L’école trie, oriente, et n’accompagne pas encore assez la diversité des profils.

p. 51-52

En réponse, la mise en valeur que je juge tout à fait excessive de l’ »écosystème EdTech innovant » et de « l’excellent rapport de Marie-Christine Levet » (section 1.4, p. 22-24) laisse entendre, par contraste, que les acteurs du service public de l’éducation ne sont pas suffisamment performants ou armés pour relever les défis qui lui sont proposés, et affirme leur impuissance sans la remettre en perspective de la pénurie de moyens subie depuis de nombreuses années maintenant. C’est déjà ce que j’avais reproché à Marie-Christine Levet, présidente du fond d’investissement EduCapital, qui critiquait et dévalorisait outrageusement dans un article du Point en mai dernier les réalisations du service public pour mieux vendre les services de l’EdTech. Cette affirmation contribue à détourner des moyens humains et financiers qui pourraient être mis à disposition de ce service public de l’éducation au profit du secteur marchand, notamment ces EdTech, souvent présentées comme des partenaires providentiels, seuls rempart contre les GAFAM, par essence respectueux des données scolaires qui leur sont confiées, mais empêchés de se développer et victimes de la complexité administrative de l’achat public :

Ce constat est partagé comme en témoigne le très bon rapport (décembre 2019) de la Fondation Digital NewDeal, écrit sous la responsabilité de Marie-Christine Levet, fondatrice d’Educapital, qui milite pour le renforcement d’une filière industrielle française des EdTechs sous peine de voir notre système éducatif public (enseignement scolaire et supérieur) être rapidement « détourné », comme le décrit très bien Thierry de Vulpillières (voir page 52 du rapport). Car vu la complexité des conditions d’achat, la solution de déploiement la plus simple est alors d’acquérir du matériel et d’utiliser toutes les applications « gratuites » mises à disposition par certaines grandes firmes non européennes, sans être trop regardant sur l’usage qu’elles font des données ainsi récoltées.

p. 22

Entendons-nous bien : je ne prétends certainement pas que le service public peut tout faire seul, notamment en matière de numérique éducatif, et je reconnais volontiers la qualité des ressources et des outils développés et fournis par des éditeurs et prestataires privés, avec qui nous travaillons très régulièrement dans un cadre économique (celui de l’achat public) et juridique (la protection des données des utilisateurs) précis, fixé par l’État. Pour un bon aperçu de ce qui est recouvert par ce terme d’EdTech, je vous renvoie à nouveau vers l’excellent site de Louis Derrac, qui rappelle très justement que « le monde de l’enseignement scolaire n’est pas un « marché » au sens classique. C’est un écosystème d’intérêt général : l’éducation représente le futur d’un pays » : https://louisderrac.com/2019/10/15/edtech-lenseignement-scolaire-a-t-il-besoin-dun-champion-feat-nicolas-turcat/

Dans cet écosystème d’intérêt général, je trouve que les grands absents de ce livre blanc sont les acteurs publics de l’éducation, cantonnés aux rôles de passage de commande, d’évaluation, et d’accompagnement de services tiers. On ne peut pas ignorer ainsi les actions et réalisations en propre des DSI (directions des systèmes d’information du ministère et des académies), des DANÉ (délégations académiques au numérique éducatif), des INSPÉ (instituts nationaux supérieurs du professorat et de l’enseignement), des opérateurs (Canopé, Cned) et des collectivités qui contribuent tous au service public du numérique éducatif, développent eux-mêmes des ressources et des services numériques de grande qualité, avec l’aide d’enseignant⋅es et des autres personnels de l’Éducation nationale dont ils s’efforcent (pas toujours à la hauteur attendue) de valoriser le travail dans le cadre de leurs missions, définissent et font respecter le cadre de confiance indispensable au développement des usages appelé des vœux des rédacteurs (ENT, Gestionnaire d’accès aux ressources GAR, RGPD…). Voici comment se conclut la section 5.1 sur les enjeux de la souveraineté numérique et la maîtrise des données d’apprentissage (p. 79-82) qui, pourtant, pose clairement les enjeux de protection et maîtrise des données et d’interopérabilité des systèmes :

Si nous voulons répondre de façon pertinente à ces questions cruciales pour notre société, plusieurs axes s’imposent. Tout d’abord, appuyer de façon déterminée le développement d’une industrie française et européenne capable d’exister à côté des mastodontes aujourd’hui nord-américains et chinois. Nous croyons que notre pays peut relever ce défi pour plusieurs raisons, d’abord parce que le développement de logiciels éducatifs repose sur la créativité et la prise en compte d’un modèle culturel et que nous sommes donc bien placés (on peut faire l’analogie avec le jeu vidéo «à la française»). Ensuite parce que nous disposons de compétences reconnues dans les sciences de l’éducation d’une part et dans les sciences du numérique d’autre part. Enfin, parce que les enseignants sont généralement engagés pour la réussite de leurs élèves et sauront se mobiliser pour aider, en amont à la conception de bons systèmes, et en aval à leur validation sur le terrain. Quand, dans le passé, ces différents acteurs sont arrivés à travailler de concert, la réussite était au rendez-vous (§ Class’Code Annexe 3), gageons qu’elle le sera encore dans le futur !

p. 82

Toute la section 5.2 (p. 83-86), intitulée « Enjeux économiques » fait ainsi l’impasse sur les capacités internes, développées par l’acteur public lui-même, de production de ressources, de services et de données sur le modèle des communs pour l’éducation venant soutenir les besoins des enseignant⋅es dans les écoles, collèges, lycées et universités. « L’industrie française et européenne » n’est certainement pas seule à pouvoir répondre à ces enjeux, et le rôle des acteurs publics ne se limite pas à celui de régulateur ou d’accompagnateur, si on lui en donne les moyens. Cela ne signifie pas que le secteur privé en soit exclu : nous avons besoin de partenaires pour imaginer, développer, maintenir, faire évoluer et intégrer ces communs dans les environnements numériques d’apprentissage, et l’innovation avec et au service des enseignant⋅es vient naturellement des acteurs privés comme publics, mais il me semble important de rappeler que le rôle de l’État et de ses partenaires du service public du numérique éducatif est d’être garant de la qualité, de la pertinence et de la disponibilité (gratuité, si possible) des ressources mises à disposition de la communauté éducative, dans un cadre protecteur pour la communauté éducative. Fort heureusement, la recommandation n°5 (« Garantir la portabilité des données personnelles éducatives et développer l’interopérabilité des solutions logicielles », p. 100) vient rappeler à l’acteur public quelques-unes de ses obligations sur la protection, la portabilité et l’interopérabilité des données scolaires et d’apprentissage par l’acteur public.

J’ajoute enfin que la puissance publique doit également favoriser les initiatives des agents publics dans le cadre de collectifs ou d’associations pour l’éducation populaire ou la production de communs, et avoir une politique volontariste pour l’usage de logiciels libres et non privateurs partout et toujours lorsque c’est possible. Ceci n’est qu’effleuré dans la section 5.1 consacrée aux « Enjeux de souveraineté numérique et de la maîtrise des données d’apprentissage », encore sous l’angle de l’interopérabilité et de la portabilité des données (p. 79-82), et nécessiterait d’être plus affirmé.