orgue de parfumeur, Taco Ekkel, CC BY-SA 2.0, via Wikimedia Commons

orgue de parfumeur, Taco Ekkel, CC BY-SA 2.0, via Wikimedia Commons

Je viens d’écouter le dernier épisode en date du podcast Le code a changé proposé sur franceinter.com par Xavier de la Porte. Dans cet épisode, intitulé « La parfumeuse, ses écrans et les robots », il nous emmène à la rencontre de Natalie Gracia-Cetto, parfumeuse chez Givaudan, qui lui ouvre la porte de son bureau et de son laboratoire, afin de lui montrer comment, loin de l’image classique du parfumeur / de la parfumeuse devant son orgue, les dispositifs numériques (ordinateur, logiciel métier, robot…) vient en appui de son activité quotidienne. Après écoute de cet épisode je reste, comme très souvent, absolument admiratif de la manière dont Xavier de la Porte mène ses émissions : choix des sujets, des angles et des intervenant⋅es, mise en voix (la sienne propre, qui partage à voix haute ses questionnements et guide l’auditeur, et celle des personnes interviewées), progressivité dans les enjeux abordés au fur et à mesure de l’émission, en forte prise avec le réel… Bref, quelque 45 minutes de concentré de plaisir et d’intelligence ; je vous invite à en juger par vous-même en écoutant cet épisode, avant toute chose (notamment la lecture de ce billet) :

https://www.franceinter.fr/emissions/le-code-a-change/la-parfumeuse-ses-ecrans-et-les-robots

Il y a plusieurs thèmes abordés dans l’émission qui m’ont beaucoup intéressés et sur lesquels je souhaite rapidement revenir.

Externalisation de la mémoire

Le logiciel utilisé par Natalie Gracia-Cetto lui permet de formuler son parfum en s’appuyant principalement sur son savoir-faire et son expérience, mais aussi sur de très grandes bases de données issues des tentatives et des réalisations de ses pairs, et aussi de retrouver en quelques clics l’ensemble des formulations qu’elle-même a pu tester ou envisager au cours de ses 30 ans de formation et de carrière. On retrouve ici une des fonctions principales de l’informatique, à savoir l’externalisation de la mémoire. Cette externalisation1 était déjà possible sans le secours de l’ordinateur, par l’écrit, mais sous une forme beaucoup moins « exploitable » : on entend qu’auparavant les parfumeurs travaillaient avec moins d’ingrédients, et on suppose qu’ils confiaient leur mémoire au papier (carnets, cahiers…) qui offre beaucoup moins de possibilités de remobilisation, de fouille mémorielle, de mutualisation. Dans le témoignage de Natalie Gracia-Cetto on entend la nécessité d’un accès rapide à l’information pour suivre l’accélération des processus industriels, la facilitation de la mutualisation et du transfert des mémoires individuelles, et la faculté de déléguer au parfumeur qui construit sa formule des tâches dévolues auparavant, sans doute, à d’autres métiers (intégration des contraintes économiques, législatives et environnementales, qualités chimiques des ingrédients). De nouveaux besoins qui s’imposent dans les schémas d’industrialisation et de numérisation de ces métiers essentiellement créatifs, et dont on voit le bénéfice attendu à la fois par les parfumeurs eux-mêmes et par les sociétés qui les emploient, dans des logiques qui ne sont pas nécessairement alignées.

Créativité de la machine

Il est toujours très bien souligné par les personnes interviewées que les outils logiciels ou les robots qui viennent en appui du travail du parfumeur n’ont pas vocation à le remplacer, mais viennent au contraire renforcer sa créativité et lui ouvrir de nouveaux possibles par des fonctionnalités heuristiques de suggestion ou de découverte2. « De toutes manières la machine ne sera pas capable de dire, au final, si la formule sent bon ou pas » dit – à peu près – une des employées de la société, dans le podcast. On ne pourrait donc pas substituer une machine à un parfumeur, irremplaçable par son savoir-faire, son expérience, l’exercice de sa subjectivité. La machine digère, enregistre, traite des données, offre des interfaces qui permettent d’accéder et de jouer avec ces données, mais sans capacité propre de créativité, laissée aux acteurs humains. Le risque souligné est celui d’une trop forte standardisation des parfums mis sur le marché, par l’incapacité de la machine à tester et évaluer des associations et des formules qui n’ont pas encore été envisagées, et son inadaptation à un goût humain qu’elle ne saurait pas (encore) correctement modéliser. Le rôle central du parfumeur est donc rappelé, et présenté comme essentiel et non négociable. « Le métier de parfumeur ne semble donc pas menacé », lit-on dans cet article paru dans Elle. J’ai toujours peur que ce discours qui se veut rassurant, sincèrement tenu par les personnes du métier elles-mêmes – qu’on entend également très régulièrement dans le contexte de la numérisation des activités d’enseignement, par exemple – ne tienne pas toujours face aux exigences toujours croissantes des marchés, sacrifiant l’apport de la complexité de l’humain aux facilités et aux économies offertes par le calcul. Combien de temps la digue du savoir-faire humain dressée par les « artisans » (parfumeurs, mais aussi professeurs, médecins…) peut-elle tenir face aux déferlantes du progrès technique et de la demande de rentabilité ?

Engagement des corps humains

La machine ne peut pas tout faire : les données du logiciel ne sont pas créées ex nihilo par un algorithme, mais issues de saisies réalisées à la main par des humains de données collectées auprès des parfumeurs, et le robot qui réalise les formulations ne sait peser, prélever et mélanger que des liquides, plus difficilement les poudres. L’activité humaine qui vient opérer la machine, nourrir sa mémoire ou compléter son action, trop souvent invisibilisée alors qu’elle reste très présente dans la réalisation des processus numériques, algorithmiques ou robotiques, mérite d’être systématiquement rappelée3. Xavier de la Porte se fait également à un moment l’écho de son intérêt pour l’engagement des corps et l’interaction des sens dans l’utilisation des ordinateurs : « En imposant des postures, la machine peut éteindre des sens, ou alors en réveiller d’autres », dit-il, ce qui est trop souvent omis, en particulier – mais pas seulement – dans le numérique éducatif, qui occupe mes journées : il me semble que les promoteurs des dispositifs numériques d’enseignement et d’apprentissage à distance ne parlent que rarement des conséquences sur les utilisateurs de ces nouvelles modalités d’engagement de leur corps (positions des corps, des mains sur le clavier, des yeux sur l’écran, cadrages des caméras et captation des sons, intonations et rythmes des voix…). J’en retoucherai un mot dans la section suivante.

Dématérialisation du parfum

À la toute fin de l’émission, un des intervenants (Quentin Gouedard, responsable de stratégie digitale et innovation chez Givaudan) rêve à voix haute d’un dispositif numérique qui, comme pour l’image et le son, transportés par écrans ou écouteurs interposés, pourrait numériser l’odeur afin de la restituer à un futur acheteur de parfum sans nécessiter un autre support matériel (fiole, liquide, etc.). Xavier de la Porte se dit rassuré – et je me réjouis avec lui – de voir que tout dans le monde réel ne peut pas être informatisé, et que de nombreuses choses échappent encore – et échapperont encore longtemps – à la numérisation. C’est particulièrement évident dans le contexte de la parfumerie. Ça l’est sans doute un peu moins dans le domaine du numérique pour l’éducation. Nombreuses sont encore les personnes qui pensent un peu facilement (et sans doute malhonnêtement) que le savoir-faire et l’expérience des professeur⋅es sont solubles dans les dispositifs numériques d’enseignement et d’apprentissage à distance : les postures des corps, les intonations de voix, les échanges de regards, toutes ces transactions didactiques à bas bruit qui échappent aux ordinateurs, aux micros et aux caméras mis en œuvre dans ces dispositifs et ne peuvent aujourd’hui avoir lieu que dans un espace physique commun appelé école ou salle de classe, dans lequel les personnes sont physiquement présentes lorsqu’elles n’en sont pas empêchées, ne me semblent pas davantage sujettes à la dématérialisation que l’odeur d’un parfum, et il s’agit bien de le conserver ainsi.


  1. Je ne parle ici que des externalisations « volontaires », pas des externalisations subies ou cachées par enregistrement de l’historique de nos activités numériques, activé par défaut ou accepté à contrecœur / par ignorance. ↩︎

  2. Voir cette présentation de Carto par Givaudan, par exemple, qui titre un peu abusivement « un outil d’intelligence artificielle qui réinvente le processus de création des parfumeurs. » ↩︎

  3. cf. En attendant les robots d’Antonio Casilli, que je lis en ce moment. ↩︎