Le Meilleur des mondes, France Culture, 2 septembre 2022

Je reprends le crayon le clavier pour un nouveau billet de réaction, suite à l’écoute de l’épisode intitulé « Comment la technologie peut-elle (vraiment) aider les enseignants » de l’émission Le meilleur des mondes, animée par François Saltiel, épisode diffusé pour la première fois le vendredi 2 septembre 2022 sur France Culture, avec pour invité⋅es Marie-Caroline Missir (directrice de Réseau Canopé, opérateur du minsitère de l’Éducation nationale), Jean-Yves Hepp (fondateur de Unowhy, ici représentant de l’edtech) et André Tricot (professeur de psychologie cognitive à l’université Paul Valéry de Toulouse, auteur d’ouvrages et de rapports sur le numérique à l’école, voir la section références, plus bas). Le podcast de cette épisode est disponible sur le site de Radio France : https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/le-meilleur-des-mondes/education-comment-la-technologie-peut-elle-vraiment-aider-les-enseignants-9129451.

Le Meilleur des mondes a constitué une des très bonnes surprises de la grille d’antenne de France Culture l’an passé, et quelques émissions valent vraiment le détour (un choix personnel d’épisodes à écouter est présenté sur la page Podcasts de ce blog, et je n’ai pas encore écouté la dernière et très prometteuse émission – en date du vendredi 16 septembre – intitulée « Quels sont les nouveaux visages de la techno-lutte ? » ). J’apprécie l’effort de pédagogie de l’animateur, le choix des invités, l’angle souvent critique qui illustre d’habitude fort bien le nom de l’émission. J’étais donc très impatient d’écouter cet épisode centré sur le numérique éducatif. Ma déception, un peu rapidement exprimée sur les réseaux sociaux, a donc été à la mesure de mes attentes :

J’écris ce billet pour tenter d’expliquer pourquoi je trouve problématique la manière dont le sujet a été traité dans cet épisode : il y a été essentiellement question du marché des technologies pour l’éducation, et de sa nécessaire libéralisation, en marginalisant les questions d’utilité pédagogique et en minorant, voire invisibilisant les enjeux professionnels, sociaux, éthiques et écologiques du numérique à l’école, pourtant bien documentés aujourd’hui.

Présentation des intervenant⋅es et lancement de l’émission

Au vu des toutes premières minutes de l’émission, le titre choisi, « Éducation : comment la technologie peut-elle (vraiment) aider les enseignants ? » pourrait être reformulée en « Éducation : comment les edtech1 peuvent-elles (vraiment) aider les enseignants ? ». C’est l’angle sous lequel l’animateur invite à s’exprimer les deux premiers intervenant⋅es, Marie-Caroline Missir (« vous pourrez revenir notamment sur l’implantation des acteurs de l’edtech dans le milieu scolaire, une relation nécessaire mais pas toujours évidente ») et, plus naturellement, Jean-Yves Hepp (« vous pourrez rappeler la nécessité de développer et soutenir les acteurs nationaux respectueux de nos libertés et de la RGPD pour mettre un terme à la mainmise des GAFAM sur l’Éducation nationale »). André Tricot, lui, présenté comme auteur de cet excellent petit ouvrage sur l’innovation pédagogique paru dans la collection « Mythes et réalités » chez Retz, est invité à « revenir sur les mythes qui entourent l’innovation technologique à l’école, et évoquer les politiques gouvernementales qui se sont succédé. »

La toute première question, adressée par l’animateur à Jean-Yves Hepp, est : « On va commencer, comme souvent dans cette émission, par une question de définition : celle de l’edtech […] comment on peut définir l’edtech ? ». À Marie-Caroline Missir, il pose la question : « Dans quelle mesure l’Éducation nationale et son opérateur Canopé travaillent avec les industriels du secteur, comment s’entretient cette relation, ce dialogue entre deux mondes qui ne se comprennent pas toujours ? » (vers 5'45). Ce à quoi la directrice de Réseau Canopé répond « ce qu’on essaie de faire, nous, à Canopé, c’est de faciliter la connaissance mutuelle de ces deux mondes, et surtout de se mettre à un endroit de médiation, c’est-à-dire aider les entreprises à décoder le monde de l’Éducation nationale, qui finance quoi, comment, un marché public comment ça marche ». Elle ajoute tout de même : « et surtout, de former les enseignants aux usages pédagogiques du numérique » (ce qui constitue en effet la toute première mission de l’opérateur) mais précise « parce que ça, c’est un intérêt commun avec la filière française edtech, c’est d’essayer de développer les meilleurs usages pédagogiques du numérique, donc les meilleurs outils sur le plan pédagogique » grâce à l’appui de l’« accélérateur pédagogique » de Canopé (vers 6'30). « Très concrètement, on essaie de permettre aux entreprises de tester leurs solutions avec les enseignants, et de développer avec nous des programmes de formation de leurs outils numériques pour les enseignants » (vers 7'30) .

Le ton et les bases de l’émission étaient donnés dès les propos liminaires : nous allions entendre essentiellement parler du marché du numérique pour l’éducation et des relations entre l’institution et le secteur industriel des edtech, ce qui n’est pas tout à fait la promesse du titre (malgré les interventions, toujours pertinentes, mais trop rares, d’André Tricot, comme nous le verrons plus loin). Je vais reprendre le fil chronologique de l’émission, en proposant un découpage thématique, et insérer quelques commentaires et éclairages personnels. Le mieux restant bie entendu d’écouter l’émission pour vous faire votre propre opinion.

Le « retard » français

La première question posée à André Tricot, vers 8'30, est la suivante : « Y a-t-il eu tout de même une accélération de l’implantation des technologies dans l’enceinte scolaire ces dernières années ? » à laquelle il répond qu’il constate plutôt une « lente évolution depuis une quarantaine d’années, par vagues, mais ce n’est clairement pas une révolution », comparativement aux secteurs de la banque ou du tourisme, par exemple, et commence à introduire un peu de profondeur à la discussion en distinguant « le numérique dans les usages en classe (avec les enseignants et les élèves) et le numérique dans d’autres aspects du métier d’enseignant, comme pour préparer son cours par exemple ». Las, l’animateur relance immédiatement Jean-Yves Hepp en posant une question que je trouve surprenamment très orientée et pleine d’implicites (vers 9'45) : « Comment est-ce qu’on peut l’expliquer justement cette évolution assez lente, est-ce qu’il y a un retard français, par exemple, sur la question de l’edtech par rapport à d’autres pays, on pense principalement aux États-Unis, on n’est pas forcément en avance sur ce dossier-là » et ajoutant : « Comment est-ce qu’on peut les expliquer ces freins-là ? Est-ce qu’il y a une réticence naturelle à la technologie ? Pendant longtemps on a eu peur, est-ce qu’on a toujours peur de faire entrer la technologie à l’école ? Est-ce qu’on est sortis de ce manichéisme-là ? » . Je dois dire que je ne m’attendais pas à cette entrée en matière, présupposant à la fois l’existence d’une flèche inéluctable du progrès technique qui soit systématiquement bénéfique pour l’enseignement et les apprentissages, postulant des résistances / polarisations liées à des peurs ou des réticences, et rejetant déjà hors cadre les impacts sociaux, économiques, écologiques du numérique éducatif, en dehors de toute réflexion critique.

Et l’intervenant d’acquiescer en déroulant (vers 10'05) : oui, « c’est très propre à la France », alors que les edtech progressent de manière « phénoménale, incroyable » aux Etats-Unis et en Asie. il tente une prétérition en indiquant « qu’il ne voudrait pas faire de lien entre le classement du PISA [Programme international pour le Suivi des Acquis des élèves] et la pénétration des technologies à l’école » et affirme que « La France, dans ce qu’on appelle le K-12, c’est-à-dire de la maternelle au bac, est le marché le plus en retard du monde dans la edtech ». « Le plus en retard du monde ? dans les pays industrialisés ? » tente de luifaire préciser l’animateur, sans chercher à savoir quelle est la nature précise de ce retard que la France aurait sur les autres pays, ni si c’est pertinent pour le sujet de l’émission (en particulier sur le lien suggéré entre utilisation des technologies et performance scolaire). Nous ne saurons pas d’où sort cette affirmation, d’ailleurs, la source n’étant pas demandée par l’animateur2.

Les rigidités de l’Éducation nationale

« À quoi c’est dû ? » se demande Jean-Yves Hepp à lui-même : « à l’organisation même de l’Éducation nationale en France » (vers 11'05). Voilà l’empêcheur de tourner en rond désigné et nommé : « on a voulu dire pendant longtemps que c’était le domaine réservé du ministère, et le travail avec les start-ups […] ne s’est pas fait naturellement comme un marché, c’est-à-dire qu’on est beaucoup en France dans des logiques de subventions, d’appels à projet, … » . Il poursuit (vers 11'45) : « Ça, ça empêche la croissance, ça empêche le développement, ça empêche l’innovation, ça empêche beaucoup la R&D » concédant qu’il y a tout de même quelques sociétés qui parviennent à s’en sortir notamment grâce à « des projets pilotés par le ministère et l’initiative de quelques collectivités territoriales ». Libéralisons donc complètement le marché, sortons des carcans de l’État, ça permettra enfin de développer l’innovation et in fine d’augmenter les performances scolaires ! Difficile de mieux résumer cette approche techno-solutionniste et libérale, mais après tout c’est un discours attendu de la part du représentant de ces edtech. Comment l’animateur va-t-il recadrer le débat ? Las, il appuie l’argumentaire de son invité : « Mais c’est compliqué tout ça, ça fait peut-être aussi beaucoup d’interlocuteurs, c’est ça ? […] C’est-à-dire que j’imagine qu’aux États-Unis c’est beaucoup plus simple, quand on récupère un marché on récupère un marché global, on n’a peut-être pas quatre décisionnaires, avec un administratif un peu… » (vers 12'15). Là je dois dire que j’ai été étonné, dans ce questionnement qui se veut peut-être naïf, de l’acquiescement implicite au discours qui précédait, sans chercher à le questionner. Je n’ignore pas les difficultés liés à la mise en œuvre de l’achat public, je les constate et les vis régulièrement, mais si des améliorations sont souhaitables, elles ne peuvent s’imaginer comme un dérèglement complet sur le modèle ultra-libéral américain. Le cadre peut être contraignant, mais il faut se garder de supprimer les garde-fous qui garantissent le bien-fondé de la commande publique dans le respect des règlementations actuelles. Une fois ce cadre posé, d’ailleurs, le travail avec les sociétés proposant matériel, applications ou services associés (dont le support, la mise à jour applicative et la maintenance, y compris sur des logiciels libres) se déroule très bien, en bonne intelligence, apportant des garanties aux deux parties.

Alors, comment se libérer de ces freins qui empêchent le marché de se développer ? Jean-Yves Hepp a la réponse : « Dans les pays anglo-saxons, on a à la fois une autonomie de gestion des établissements qui fait que, par exemple en Angleterre, c’est le chef d’établissement qui va complètement piloter le numérique, jusqu’à piloter les services qui vont gérer les élèves ». L’animateur interroge : « Il a les mains libres, en fait ? » et l’intervenant de poursuivre : « C’est lui qui interagit avec les différents prestataires. Aux États-Unis on a à la fois l’intervention des villes et du privé, donc les relations sont plus directes on va dire ». François Saltiel reste là encore très éloigné de la position critique que l’on pouvait attendre dans le traitement de ce sujet dans une émission comme la sienne, et lance Marie-Caroline Missir en lui demandant : « Marie-Caroline Missir, peut-être une réaction par rapport à ce cancre que nous sommes, derniers de la classe, sur les edtechje ne sais pas si c’est bien d’être premier ou dernier à ce sujet-là [ah ! un début de nuance ?], mais comment on l’explique cette dernière place ? ». Un peu de contradiction serait bienvenue, et celle qui, quelque part, représente le ministère dans cet échange, commence par indiquer qu’« il y a un point aveugle dans la réponse de Jean-Yves Hepp ». Peut-être un début de rééquilibrage du du débat et de recadrage sur le rôle réel de l’État ? Pas vraiment : elle se contente d’abord de rappeler qu’il a ouvert le porte-monnaie en indiquant qu’« il y a 25 millions d’euros qui ont été mis sur la table par l’État et par France 2030 pour acquérir des solutions edtech *et les mettre à disposition gratuitement des professeurs dans douze départements3, donc il y a un effort, assez important, post-confinement ».

Vous avez dit manichéisme ?

Mais le point aveugle qu’elle souhaitait évoquer n’est pas l’action facilitatrice de l’État au bénéfice des utilisateurs, la mise en place de cadres sécurisants pour les données scolaires, la garantie de la conformité aux programmes et au code de l’éducation, l’action conjointe avec la recherche pour évaler les politiques numériques, ou la mise à disposition d’une offre riche de services et de ressources numériques gratuites (voir plus bas), non, non. Ce point aveugle c’est « le poids des éditeurs scolaires traditionnels, et du manuel scolaire, qui est un lobby, ou en tous cas une structure organisée, puissamment », et que « si on schématise, il y a un gâteau d’investissement de l’État dans ces outils d’apprentissage qui sont papiers ou numériques, et si on regarde la part du papier aujourd’hui elle est évidemment majoritaire ». Elle s’insurge (vers 14'20) : « ce qui m’a toujours frappé dans ces débats sur le numérique à l’école, et sur la part de la edtech, c’est que on demande à la edtech de faire la preuve des son impact sur les apprentissages, sur les élèves, je n’ai jamais participé à un débat où on demandait quel était l’impact du manuel sur les apprentissages [rires des personens présentes sur le plateau] ». Les bras m’en sont tombés, je dois dire, de cette mise en équivalence du support écrit (utilisé dans l’enseignement depuis des siècles) avec la promesse de nouvelle efficacité pédagogique sans cesse renouvelée des nouveaux dispositifs numériques, et surtout avec un renversement spectaculaire de la charge de la preuve.

« Vous voulez dire qu’on revient à cette vieille dialectique papier contre écran ? », enchaîne l’animateur, ce à quoi l’intervenante répond en disant que le secteur de la musique et de la presse se sont digitalisés (et ?) et appuie sa démonstration en expliquant qu’ « on parle de blended learning […] c’est-à-dire utiliser à la fois le présentiel et le distanciel dans les enseignements […] et on sait très bien qu’aujourd’hui l’articulation entre l’expérience du papier et l’expérience numérique, en termes d’accès aux contenus, on est dans une expérience qui se complète, qui se diversifie ». Là encore, François Saltiel choisit par sa question de soutenir le discours sans le remettre en question : « Ça veut dire qu’il y a encore ce côté, justement, je parlais de manichéisme, est-ce qu’on l’a dépassé ou est-ce que, lorsqu’on parle d’enceinte scolaire, on sanctuarise, est-ce qu’il y a encore des freins, peut-être des professeurs qui, ou alors c’est un mythe de penser qu’il y a des professeurs réfractaires au numérique ? », dans une tentative de transition vers André Tricot qui, à distance, n’est pour l’instant intervenu qu’une unique et très courte fois (nous sommes à 16 minutes d’émission). Mais d’abord Marie-Caroline Missir insiste (vers 16'10) : « Moi je trouve qu’on est, en France en tous cas, et c’est peut-être une des spécificités françaises, on a évoqué des problèmes structurels, de gouvernance, économiques, etc. mais on est dans un discours extrêmement binaire [en effet !], manichéen sur le numérique à l’école. On a d’un côté un discours sur l’urgence post-confinement, et il faut absolument développer le distanciel, on n’est pas capables de faire face, bon, très bien, et on a aussi un discours de la défiance par rapport au numérique, les dangers des écrans ».

Il n’y aurait dans le débat public pas de nuance ni de gradient, donc, entre des techno-optimismes qui réclameraient à cor et à cri une pérennisation des dispositifs numériques transitoires répondant à une situation d’urgence sanitaire d’un côté, et des technophobes dont le discours s’arrime systématiquement aux risques et aux dangers. Pas de place pour un discours critique, construit, nuancé et précis sur ses objets ? Les exemples sont pourtant nombreux, chez les praticiens (témoignages de chefs d’établissement, d’enseignants…) comme chez les observateurs (notamment dans la recherche), qui documentent très bien les effets de la crise sanitaire sur le fonctionnement de l’école en général, et sur les pratiques numériques des membres de la communauté scolaire en particulier, mettant en lumière à la fois une prise de connaissance et une utilisation accrue de l’offre de services et de ressources numériques jusque-là ignorée par une grande partie de la communauté, d’une part, et les effets délétères de l’enseignement contraint à distance, les difficultés pédagogiques induites, et les inégalités renforcées d’autre part4. « Il faut sortir de cette dualité, qui est assez stérile, et se dire est-ce qu’on peut encore s’autoriser, en France, d’avoir un débat qui est posé de cette manière, c’est-à-dire « faisons de la place au numérique à l’école ». Non, je pense qu’il faut renverser les termes, c’est l’école qui doit entrer, et accompagner, et former les enfants à la société numérique » terminant en affirmant (de manière consensuelle, pour le coup) qu’« on forme les enfants, les enseignants, aux dangers mais aussi aux opportunités du numérique ». Mais au profit de qui, in fine ?

Le point de vue de la recherche (enfin !)

C’est à ce moment que François Saltiel redonne la parole à André Tricot, qui tente de recentrer le débat sur son sujet initial (« Comment la technologie peut-elle vraiment aider les enseignants », rappelons-le) et de venir apporter l’éclairage de la recherche, qui ne sera pas nécessairement le même que celui des promoteurs d’un marché du nuumérique éducatif qu’on a entendus jusque là. « Il y a un mythe de l’enseignant qui est réfractaire au numérique ? » demande l’animateur en faisant allusion à l’ouvrage sur les mythes et réalités de l’innovation pédagogique qu’il a signé aux éditions Retz (ce « mythe »-là n’est pas abordé dans l’ouvrage). L’universitaire (dont l’intervention débute vers 17'35) nuance immédiatement et revient vite à ce qu’il observe dans les salles de classe, à savoir des usages qui dépendent de la discipline enseignée, du niveau d’enseignement, « et surtout, c’est le plus important, qui vont dépendre de ce qu »on appelle des fonctions pédagogiques : qu’est ce qu’on fait faire aux élèves pour qu’ils apprennent ? ». Il rappelle, en répondant aux interventions précédentes, que « à l’heure actuelle, les grandes études internationales montrent que la lecture sur écran fonctionne toujours moins bien que la lecture sur papier, […] la prise de notes ne fonctionne pas mieux avec un ordinateur que papier-crayon », mais que « apprendre à rédiger un texte collectivement, là, il y a un énorme avantage à utiliser des outils numériques pour cette fonction pédagogique-là ». François Saltiel enchaîne avec une question de fond sur la recherche : « Marie-Caroline Missir disait qu’il n’y avait pas d’enquête de terrain pour savoir l’avantage comparatif d’un manuel par rapport à un écran [ce à quoi A. Tricot vient de partiellement répondre] mais on a l’impression qu’on manque de données tangibles, en fait, tout simplement pour penser que tel usage du numérique peut porter ses fruits. » Il s’agit là, hélas, d’un défaut d’information et de recheche : toute personne s’intéressant au sujet sait combien la recherche est vive et propose des résultats bien établis, accessibles dans une littérature qui n’est pas hors de portée des documentaristes de l’émission (voir section Références plus bas).

De manière à nouveau surprenante, l’animateur en fait presque peser la responsabilité à la recherche elle-même, supposée à la traîne, ou peu visible : « Est-ce que c’est que la recherche est en retard, est-ce que la recherche se fait mais on ne prend pas assez en considération ses résultats ? » – il aurait justement été plus que souhaitable qu’une émission de cette qualité, sur France Culture, posant la question de l’aide réelle apportée aux enseignants par les technologies, prenne la peine de de se pencher sur les résultats de la recherche et d’en exposer les états actuels. « Non non non, la recherche internationale est extrêmement vive », réagit André Tricot, « ce sont des dizaines demilliers d’articles publiés chaque année, […] j’ai compté plus de cinquante ou soixante méta-analyses publiées […], l’ensemble de cette recherche disponible permet d’avoir une vision assez précise, précise, j’insiste », concluant son intervention avec cette affirmation forte : « on ne peut plus avoir aujourd’hui de discours généraux sur le numérique : « le numérique ça révolutionne », ou « le numérique ça améliore », ou « le numérique ça déteriore », voilà, ce sont des discours qu’on ne peut plus tenir ». Je m’attends donc à ce que l’animateur revienne vers les deux autres intervenants pour leur demander comment ils prennent en compte cette recherche, vivante, et pourquoi ils continuent de développer leurs discours si généraux de leur côté, mais il préfère hélas (vers 21'15) enchaîner avec une question adressée à Jean-Yves Hepp sur le confinement et la mise en place d’un enseignement à distance contraint : « pour un industriel comme vous, un acteur du secteur, ça a représenté une forme d’opportunité cette pandémie puisqu’elle a mis finalement le numérique au cœur des usages, et elle a sans doute accéléré certaines pratiques, certains usages ». La parenthèse recherche est déjà close, sans confrontation avec les discours généraux et opportunistes tenus en première partie d’émission.

Exploitation des régimes de crise

« On n’était pas prêts, les profs n’étaient pas préparés » rappelle Jean-Yves Hepp en faisant allusion à l’affirmation du ministre de l’époque, en mars 2020. Il rappelle aimablement que Réseau Canopé « a un rôle fondamental à jouer dans la transformation pédagogique des enseignants » (au profit de qui ?) avant de repartir sur des généralités : « pourquoi le numérique à l’école c’est important, au-delà des pratiques pédagogiques quel est le rôle de l’école dans la compréhension et l’intérêt du numérique », qu’on est entrés dans une société numérique, que les jeunes ne sont pas des digital natives, qu’il faut comprendre le code et la logique algorithmique… Il rappelle également que « le numérique permet ce qu’on appelle la pédagogie différenciée, c’est-à-dire la prise en compte que tous les enfants n’apprennent pas au même rythme et de la même façon », qu’il existe « des applications qui vont faciliter la lecture dys » en concluant : « le numérique est un outil d’inclusion dans la classe ». Il est vrai que le numérique est porteur de promesses et constitue déjà un réel soutien dans la prise en compte des besoins particuliers des élèves5.

Vers 25'00 il énonce solennellement : « maintenir le creuset social qu’est la classe, maintenir ce qui fait le ciment de la société et ne pas créer de ghettos de bons élèves et des ghettos de mauvais élèves, c’est une des possibilités qu’offre le numérique ». Là, on ne peut pas être d’accord : les dispositifs numériques ont aujourd’hui tendance à creuser les inégalités scolaires et sociales induites par les fractures d’équipement, d’usage. Se retournant vers Marie-Caroline Missir, l’animateur rebondit sur la question des inégalités dans les taux d’équipements des établissements et la formation des professeurs. « La crise Covid a eu un impact majeur, j’ai envie de modérer cette idée qu’on est passés par le Covid donc il y a une prise de conscience, je pense qu’il y aussi un risque de recul des pratiques […], il y a eu une fatigue numérique, une volonté de retrouver la classe et le lien avec l’élève, donc attention à ne pas relâcher cet effort et avoir toujours cet investissement dans la formation » (!). La volonté aveugle de transformer une situation de crise éducative qui a durablement marqué l’ensemble de la communauté scolaire en opportunité de développement du marché du numérique à l’école ne laisse pas de me surprendre à chaque fois. C’en est terminé de ces grands plans d’équipement sans formation, ajoute-t-elle, il faut « conjuguer formation, équipement, accompagnement, et puis accès, achat de ressources edtech. » (vers 27'00). Elle poursuit en indiquant « qu’on est rattrapés aujourd’hui par des enjeux autour de la sobriété numérique » (!!) et que « la transition numérique et la transition écologique sont des transitions jumelles, et on peut être dans des injonctions contradictoires » sans développer les implications possibles de cette constatation (moins d’équipements ? des pratiques limitées au nécessaire, à l’utile ? quel accompagnement des enseignants pour penser cette contradiction ?). Hélas, les impacts écologiques du numérique dans ce contexte de volonté post-Covid de développement tous azimuts des usages à l’école ne seront pas davantage abordés dans l’émission.

Les enjeux de la formation

Marie-Caroline Missir ayant rappelé les enjeux de la formation des enseignants, François Saltiel sollicite le point de vue du chercheur. André Tricot rappelle que « c’est un enjeu absolument majeur, de façon générale, au delà du numérique […] il y a un déficit majeur de formation, et le numérique est un des domaines dans lesquels ce déficit de formation se fait sentir, parce que l’enjeu c’est pas le numérique, l’enjeu c’est de bien enseigner pour tous les élèves. Mon boulot de prof c’est de concevoir un enseignement qui soit efficace pour tous les élèves […] et pour ça, à un moment, je me pose la question […] : quel outil numérique présente une plus-value pour ce que j’ai prévu de faire avec mes élèves, pour ce que mes élèves vont faire ». Et il ajoute de manière très pertinente : « Le cœur du métier c’est d’enseigner, c’est pas d’utiliser le numérique, mais pour donner au numérique ce statut de simple outil au service de mapédagogie, j’ai besoin d’une énorme culture numérique ». Nous sommes à la demi-heure d’émission, qui se poursuit avec une pause musicale, d’un segment consacré aux actualités, qui reprendra (vers 38'05) avec une discussion sur les applications de la réalité virtuelle et du metaverse à l’éducation et la formation, sur laquelle je ne m’appesantis pas tant elle laisse dubitatif l’auditeur que je suis, de même que Jean-Yves Hepp, qui rappelle qu’on « ne doit pas y aller tout de suite » tant les contradictions avec les enjeux environnementaux sont flagrantes.

Les edtech françaises, remparts contre les GAFAM

Parlons maintenant souveraineté, sujet lancé par l’animateur vers 41'00, en prenant appui sur l’annonce par le département de Seine-Maritime de l’équipement en tablette de chaque élève entrant au collège6. « Concrètement – on parle de souveraineté donc j’imagine que c’est important que ce soit plutôt des entreprises françaises ou européennes qui investissent ce secteur-là – mais quels sont déjà les risques à utiliser un iPad, en quoi c’est gênant, justement, qu’il y ait Apple qui vienne fournir des iPads – question faussement candide, vous vous en doutez ». Marie-Caroline Missir répond qu’Apple développe « une démarche très offensive dans l’éducation depuis plusieurs années en proposant aux enseignants qui le souhaitent de devenir des ambassadeurs Apple, contre rémunération »7 ce qui est en effet scandaleux, et pas limité à Apple : de nombreuses edtech utilisent des ambassadeurs choisis parmi les enseignants, leur permettant d’utiliser leurs solutions gratuitement afin d’en faire la promotion. Et de poursuivre : « Quand je parlais d’un cadre éthique à respecter, à Réseau Canopé en tous cas nous sommes engagés pour promouvoir la filière française ; c’est pour ça qu’on a signé une convention avec EdTech France, parce qu’il me semble qu’il y a une urgence, une priorité, à aider cette filière, en tous cas à travailler avec cette filière d’abord, avant de travailler avec d’autres grands acteurs du marché étranger, pour ne pas les citer » et plaide ensuite pour une simplification de la démarche d’achat pour un acteur public (« acheter rapidement, innover rapidement, c’est très compliqué » (vers 44'10). Titillé par l’animateur qui lui demande s’il paie lui aussi des enseignants pour promouvoir les tablettes Unowhy, Jean-Yves Hepp répond par la négative, rappelant qu’il est « fils de profs » et que « le marchand ne rentre pas à l’école » (!).

Il poursuit : « Contrairement aux grandes marques des GAFA et des BATX chinois […] nous on a rien à vendre derrière. Il faut bien comprendre que la démarche des GAFA dans l’éducation elle est vraiment d’aller recruter leurs futurs consommateurs » (oui !) et pourfend le modèle chinois (« modèle ultratotalitaire où le numérique est un outil de contrôle des populations […], y compris dans l’éducation, pour contrôler la progression des enfants et les orienter le plus vite possible vers les voies qui correspondront à ce qui est attendu par le pouvoir ») comme le modèle américain (« une vision ultratotalitaire du numérique où l’ambition est de collecter des données le plus tôt possible pour en avoir un usage marchand »). Entre les deux extrémités de ce spectre, il y aurait « une vision européenne, humaniste, où le numérique est au service de l’épanouissement de l’enfant […], pour l’aider à progresser, à comprendre ». Nous pouvons convenir ensemble, cher lecteur, qu’il s’agit là d’une vision très manichéenne des équilibres, et que l’Europe, malgré une régulation très protectrice des droits et libertés numériques, n’est pas par nature protégée des excès marchands d’acteurs du numérique qui se rémunèrent également – y compris dans le secteur éducatif – par la revente de données personnelles à des régies publicitaires, afin de nourrir des profils de futures cibles de campagnes de publicité, bien souvent en lien avec ces mêmes Big Tech extra-européennes d’ailleurs8. « La culture de nos politiques sur le numérique est assez faible et ne comprennent pas forcément une chose assez simple, […] c’est que la donnée, par exemple, des enfants, est un enjeu majeur , respecter la façon dont on va stocker les données est quelque chose de clé ». Nous rappelllerons tout de même ici que la territorialité de l’hébergement des données scolaires est très insuffisante pour garantir que les traitements se font conformément aux droits et libertés des personnes, et que la mise en œuvre du RGPD dans l’éducation ne se limite évidemment pas à ce seul aspect des traitements, loin de là ! Dans ce contexte, le terme de souveraineté est toujours très délicat à mobiliser, tant il recouvre des réalités différentes pour celui ou celle qui l’utilise9.

À la question de François Saltiel s’inquiétant que ces données éducatives stockées sur iPad soient exploitées de manière commerciale par Apple, Jean-Yves Hepp propose « de ne pas diaboliser les marques américaines » (quel revirement, voir un peu plus haut !) et ajoute que « les marques européennes répondent au RGPD et, moi, par exemple, je stocke les données en Europe, et je dépends donc des lois européennes ; les marques américaines dépendent du Cloud Act américain, qui régit l’accès du gouvernement américain aux données des sociétés américaines où qu’elles soient dans le monde » et termine, parlant des produits des GAFA : « attention, il faut contrôler ce qu »on met à disposition ». Je ne peux qu’être d’accord avec cette dernière affirmation, mais la croyance que les sociétés françaises et européennes sont par nature vertueuses et respectueuses des droits des utilisateurs doit être battue en brèche : les activités de traitement de données par les sous-traitants s’inscrivent dans une relation contractuelle avec les responsables de traitement (ministre, recteurs, chefs d’établissement), et peut se faire dans un cadre technique et juridique très bien délimité aujourd’hui10. Construire sa légitimité en se proclamant remparts face aux GAFAM ne suffit pas, mais cela ne sera pas rappelé dans cette émission. Jean-Yves Hepp a néanmoins tout à fait raison de terminer son intervention en rappelant que les produits destinés à l’éducation doivent être conçus de manière spécifique, et que les services grand public proposés par les GAFAM (ou autres) ne répondent pas du tout aux exigences du cadre scolaire (la non exposition à la publicité, par exemple).

La technologie pour le bien-être des enseignants ?

Après lachronique de Marie Turcan, François Saltiel (vers 53'00) pose la question du ras-le-bol ambiant et de l’épuisement moral des enseignants à André Tricot, qui rappelle très justement que l’Éducation nationale est un des seuls employeurs à ne pas avoir de médecine du travail. Nouvelle question surprenante de l’animateur à Jean-Yves Hepp (vers 54'00) : « Est-ce que la technologie peut essayer d’aider ces professeurs parfois en burn out, en épuisement, fatigués ? » Question solutionnisme technologique, ce passage est quand même exemplaire, non ?. Presque gêné, Jean-Yves Hepp répond : « La technologie, ce n’est pas l’alpha et l’oméga de tout » mais parvient tout de même, par une pirouette, à raccrocher la question du développement du marché edtech : « mais elle va aider sur certains aspects, la technologie se fatigue moins que l’être humain, donc pour les enfants dont on parlait tout à l’heure qui vont avoir besoin de 25 répétitions plutôt que 2, la technologie peut aider et le rôle de l’enseignant change, il devient un accompagnateur, il va être un guide dans l’utilisation ». Il souligne qu’investir 25 millions d’euros (voir plus haut) pour 12,5 millions d’élèves, soit 2 euros par personne, est réellement très insuffisant, qu’il est très important de former les enseignants pour qu’ils comprennent les apports possibles de la technologie à leurs activités d’enseignement, et termine en proposant « un plan Marshall de l’accompagnement et la formation des profs [implicitement, à utiliser les applications proposées par l’edtech française] pour les aider à entrer dans ce nouveau monde ». Sur ce même sujet, Marie-Caroline Missir commence par rappeler que « la revalorisation est évidemment à l’agenda du ministre de l’Éducation nationale » mais, sur le mal-être enseignant et la flambée post-covid de l’anxiété scolaire, oppose que « il y a un mot-clé, où le numérique peut être puissant, c’est le mot communauté » et que « faire communauté sur les réseaux, partager ses pratiques, […] c’est quelque chose de très important pour se sentir bien, se sentir entouré, ça je pense que c’est fondamental et il me semble que c’est quelque chose que permet le numérique aussi » louant le partage et la créativité des enseignants sur les réseaux. François Saltiel rebondit sur ces derniers propos de Maris-Caroline Missir pour « finir sur une note positive, une note d’espoir en conclusion, […] on essaie d’entrevoir un avenir meilleur, un monde meilleur pour éviter un meilleur des mondes qui, parfois, retranscrit une réalité bien plus critique ». On aurait justement préféré entrevoir ce meilleur des mondes et ne serait-ce qu’effleurer les enjeux réels du sujet : conséquences sur le développement professionnel des enseignants et la mesure de la performance des élèves, utilisation des données scolaires aux risques de la surveillance et de la marchandisation, lutte contre l’exploitation aveugle des matières premières nécessaires à la construction des appareils numériques, confrontation au réel des mesures visant à diminuer les impacts du changement climatique…

En conclusion

Mettant de côté la fabrication et la fourniture de matériels (ordinateurs, tablettes, tableaux, vidéoprojecteurs, visionneuses, robots…), exclusivement assurées par des entreprises privées, j’aimerais tout de suite rappeler ici que le numérique éducatif n’est pas le terrain de jeu de ces seules start-ups edtech – et c’est un formidable point aveugle de l’émission. Ces sociétés, fournisseurs de services et de ressources, sont évidemment aujourd’hui des partenaires très importants de l’État et des collectivités dans la mise en œuvre du numérique à l’école, tout comme les éditeurs de manuels scolaires accompagnent les enseignants depuis des dizaines d’années. Mais il faut rappeler ici que l’État (et, dans un rôle assez différent, les collectivités) n’est pas qu’un pourvoyeur aveugle de subventions, et ne se contente pas non plus de fournir un cadre auquel doivent se conformer les éditeurs privés (règles de la commande publique, conformité au code de l’éducation et aux programmes scolaires, mesures de protection des données scolaires) : il fournit également, directement ou au travers de ses structures déconcentrées (les académies) toute une offre de services et de ressources numériques qui viennent en appui des activités d’enseignement et d’apprentissage, souvent modestement, sans nécessairement prétendre les « révolutionner » ou les « disrupter », et en prenant sérieusement en compte les enjeux actuels (dont l’évaluation par la recherche, l’éthique, la sobriété). À la veille du dévoilement de la stratégie de la Direction du numérique pour l’éducation du minsitère, il est intéressant de bien voir le positionnement actuel du discours institutionnel, en écoutant par exemple l’intervention liminaire d’Audran Le Baron en ouverture de l’université d’été du numérique éducatif, Ludovia, le 23 août dernier, au cours de laquelle il dit clairement qu’il faut « réserver le numérique aux seuls usages qui sont véritablement nécessaires ou utiles dans ce que l’on fait, et qui nous impose d’enlever les usages numériques qui sont superflus, qui n’apportent pas de valeur ajoutée spécifique »11. L’apport des retours d’expérience de la communauté scolaire et de la recherche en sciences de l’éducation et en psychologie cognitive est évidemment primordial pour décider de ce qu’il faut conserver ou enlever.

Dans une académie comme la mienne, les communautés scolaires peuvent bénéficier depuis plus de quinze ans, au travers de l’environnement Toutatice, en partenarait avec la Région Bretagne, de plusieurs services numériques permettant la collaboration, la communication, l’animation d’espaces de cours en ligne (sans frais pour les établissements, et pour la plupart libres, au passage), aux côtés des services et ressources d’éditeurs privés. La Direction du numérique éducatif du ministère de l’Éducation nationale, depuis plus de deux ans, met à disposition des établissements toute une gamme de services numériques dans le portail Apps Éducation, et developpe une offre nationale souvent portée par des académies (Capytale par l’académie de Paris, ELEA par Versailles). Par ailleurs, l’État et les collectivités (et les edtech qui répondent aux appels d’offres des marchés publics) travaillent ensemble depuis bientôt 20 ans pour proposer aux écoles et aux établissements des espaces numériques de travail (ENT), dans un cadre structurant et protecteur décrit dans le schéma directeur des espaces de travail (SDET), qui évolue régulièrement et qui a eu l’immense mérite de poser les bases et les règles de collaboration des différents partenaires autour du numérique à l’école. Le gestionnaire d’accès aux ressources GAR est également un dispositif développé par le ministère, qui offre à la fois un cadre de simplification majeure pour les fournisseurs de ressources comme pour les établissements scolaires dans la mise à disposition de ressources et d’applications numériques éducatives aux enseignants et aux élèves, tout en offrant une sécurité juridique complète aux responsables de traitement des structures de l’Éducation nationale (ministre, recteurs, DASEN, chefs d’établissement – qui peuvent ainsi s’exonérer des expertises juridiques et techniques qui leur seraient nécessaires pour piloter, en dehors de ce cadre, dans une relation directe avec les sociétés, le numérique éducatif dans leur structure). Mais de tout cela, dans l’émission, il n’en a jamais été question, alors que c’est au cœur des activités mobilisant le numérique à l’école. On peut également remarquer que Réseau Canopé, opérateur du ministère, conçoit, développe et fournit également des services et ressources numériques pour l’école (La Quizinière, Canoprof, CPRO, e-sidoc…), qui rejoignent progressivement ce cadre de confiance du GAR, mais il n’en a pas été davantage question dans l’émission, malgré la présence de sa directrice, Marie-Caroline Missir. Comme nous l’avons vu, presque toute l’émission a tourné autour du secteur industriel de l’edtech, et l’institution (État, collectivités) n’a pratiquement été considérée que sous l’angle de la commande publique (plans d’équipement et appels à projet), de la complexité administrative et de la contrainte, alors qu’elle offre bien plus que cela. Mais ignorer l’action réelle de l’État et de ses agents vise bien sûr une finalité politique (de toutes manières, dans le numérique, éducatif ou autre, tout est politique) – d’où ma réaction.

Nous avons donc été, dès le début de l’émission, dans une configuration où non seulement les technologies numériques pour l’éducation sont données d’entrée comme utiles, voire providentielles (par nature), apportant toujours et en tous lieux une aide à l’enseignant dans ses cours et à l’élève dans ses apprentissages, mais de surcroît où ces technologies numériques sont uniquement portées par des start-ups dont il serait nécessaire – le terme est utilisé à deux reprises – de soutenir l’action et le développement, notamment dans une optique de souveraineté numérique, seuls remparts aux grands groupes asiatiques et américains. Cette émission a d’une part très peu mis en valeur des pans entiers de la recherche objectivant et relativisant les apports du numérique dans les apprentissages, et, d’autre part, laissé dans l’ombre l’action du secteur public dans la structuration, la mise à disposition, l’utilisation et l’accompagnement des services et de ressources numériques pour l’éducation (qu’il faut renforcer et non affaiblir). La question posée dans le titre de l’émission est à poser prioritairement aux praticiens (au premier rang desquels les enseignants, les chefs d’établissement, les formateurs…) et surtout à la recherche : l’invitation d’André Tricot était une excellente idée, mais ses interventions ont été rares, très courtes (je n’ai pas chronométré, mais son temps de parole est manifestement très inférieur à ceux des deux autres invités), et n’ont pas été utilisées par l’animateur pour recadrer les débats. Je ne sais pas si la Direction du numérique pour l’éducation a été sollicitée, mais cela aurait été une bonne idée d’inviter, aux côtés de la directrice générale de Réseau Canopé, un autre représentant de l’institution, pour propser un point de vue complémentaire. J’espère vous avoir correctement expliqué pourquoi j’ai dit que le sujet avait pour moi été traité dans une perspective techno-solutionniste et écomiquement ultra-libérale – mais j’aimerais lire vos propres réactions en commentaire (et vous remercier, si vous êtes arrivé⋅e jusqu’ici, d’avoir lu ce trop long billet) !

Références


  1. edtech est un terme forgé par contraction de l’expression educational technologies en anglais, qui renvoie au tissu de sociétés / start-ups créant et commercialisant des matériels (hardware), des applications (software) et ressources / contenus numériques pour l’éducation, sociétés fédérées dans notre pays sous la bannière de l’association Edtech France↩︎

  2. L’étude suivante, réalisée sur la filière edtech française en 2021 par la Banque des Territoires, EdTech France et un cabinet de conseil, EY Parthenon, semble pourtant indiquer qu’elle croît de manière très dynamique : https://www.ey.com/fr_fr/strategy/la-filiere-edtech-francaise-l-annee-du-milliard↩︎

  3. Il s’agit des financements des TNE, territoires numériques éducatifs pour lesquels Réseau Canopé conduit le marché sur le volet de l’accompagnement et de la formation des enseignants. ↩︎

  4. Voir, par exemple, les premiers constats de chercheurs, établis dès l’automne 2020 : https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-02978531↩︎

  5. « Le domaine des technologies adaptées aux élèves à besoins éducatifs spécifiques, dans le domaine des handicaps et des troubles, produit des résultats très encourageants. Des effets positifs sont obtenus quelle que soit la stratégie utilisée : compensation, contournement et rééducation. » écrit André Tricot dans sont rapport pour le CNESCO ; voir sections Références. ↩︎

  6. Voir https://www.seinemaritime.fr/mon-quotidien/colleges/une-tablette-pour-les-nouveaux-collegiens.html↩︎

  7. Ce sont les Apple distinguished educators, voir cette page↩︎

  8. Lisez les CGU et les politiques de confidentialité des services « gratuits » pour comprendre ce à quoi l’on « consent » lorsque l’on clique rapidement sur le bouton “Accepter” du bandeau des cookies. ↩︎

  9. À ce propos, on peut écouter Stéphanoe Bortzmeyer au micro de Josquin Debaz dans cet épisode du podcast de la Cantine brestoise : https://www.lacantine-brest.net/27-souverainete-numerique-et-independances-avec-bortzmeyer/↩︎

  10. À ce sujet, les fils MythesRGPD de @MonsieurRelou sur Twitter sont très bien documentés : https://nitter.fdn.fr/MonsieurRelou/status/1354017176349454336#m↩︎

  11. Mes notes personnelles sont disponibles ici : https://tjoffredo-notes.mytoutatice.cloud/public/?sharecode=DA8Tz1H6eKmY↩︎