Un document intéressant pour toutes celles et ceux qui s’intéressent au numérique pour l’éducation vient d’être publié par l’UNESCO : il s’agit d’un rapport mondial de suivi sur l’éducation (“Global education monitoring report”) de plus de 400 pages, disponible à cette adresse (sous licence CC BY SA 3.0 IGO), intitulé “La technologie dans l’éducation : un outil à quelles conditions ?” (résumé en français téléchargeable ici) et qui est présenté ainsi :

La Déclaration et le Cadre d’action Éducation 2030 d’Incheon [voir ici] précisent que le mandat du Rapport mondial de suivi sur l’éducation est d’être “le mécanisme de suivi et de rapport sur l’ODD 4 [Objectif de développement durable n°4 : voir ici] et sur l’éducation dans les autres ODD” avec la responsabilité de “rendre compte de la mise en œuvre des stratégies nationales et internationales pour aider à faire en sorte que tous les partenaires concernés rendent compte de leurs engagements dans le cadre du suivi et de l’examen d’ensemble des ODD”. Il est préparé par une équipe indépendante hébergée par l’UNESCO.

Je n’ai pas encore lu le détail du rapport - ce sont les vacances, après tout, je prendrai donc le temps ultérieurement - mais voici une traduction en français (assistée par DeepL) de la partie Recommandations, qui clôt le premier chapitre (p. 21-22), et qu’il est intéressant de partager. Je passe en gras quelques passages qu’il me semble important de mettre en valeur.

« La technologie numérique devient omniprésente dans la vie quotidienne des gens. Elle atteint les coins les plus reculés de la planète. Elle crée même de nouveaux mondes, où les frontières entre le réel et l’imaginaire sont plus difficiles à discerner. L’éducation ne peut rester à l’écart, même si des voix s’élèvent pour la protéger des influences négatives de la technologie numérique. Il s’agit cependant d’un défi majeur, car la technologie apparaît sous de multiples formes dans l’éducation. Elle est un intrant, un moyen de diffusion, une compétence et un outil de planification, et fournit un contexte social et culturel, ce qui soulève des questions et des problèmes particuliers.

  • Il s’agit d’un intrant : assurer la fourniture, le fonctionnement et la maintenance des infrastructures technologiques dans l’éducation, telles que l’électricité, les ordinateurs et la connexion à l’internet, à l’école ou à la maison, nécessite des investissements considérables, des dépenses récurrentes et des compétences en matière de passation de marchés. Il existe remarquablement peu d’informations fiables et cohérentes sur ces coûts.
  • Il s’agit d’un moyen de diffusion : l’enseignement et l’apprentissage peuvent bénéficier des technologies éducatives. Mais le rythme rapide de l’évolution technologique et le contrôle des données par les fournisseurs de technologie font qu’il est difficile de savoir quelles technologies fonctionnent le mieux, dans quel contexte et dans quelles conditions.
  • Il s’agit d’une compétence : les systèmes éducatifs sont appelés à soutenir les apprenants à différents niveaux dans l’acquisition de compétences numériques et d’autres compétences technologiques, ce qui soulève des questions sur le contenu, la meilleure séquence de cours pertinents, les niveaux d’éducation appropriés et les modalités de prestation.
  • Il s’agit d’un outil de planification : les gouvernements sont encouragés à utiliser les outils technologiques pour améliorer l’efficacité de la gestion du système éducatif, par exemple en collectant des informations sur le comportement et les résultats des élèves.
  • Elle fournit un contexte social et culturel : la technologie affecte toutes les sphères de la vie, élargissant les possibilités de connexion et d’accès à l’information, mais présentant également des risques pour la sécurité, la vie privée, l’égalité et la cohésion sociale, entraînant parfois des dommages contre lesquels les utilisateurs ont besoin d’être protégés.

Ce rapport part du principe que la technologie doit être au service de l’homme et que la technologie dans l’éducation doit placer les apprenants et les enseignants au centre. Le rapport s’efforce d’éviter une vision trop centrée sur la technologie ou l’affirmation que la technologie est neutre. Il rappelle également qu’une grande partie de la technologie n’a pas été conçue pour l’éducation et que son adéquation et sa valeur doivent être prouvées dans le cadre d’une vision de l’éducation centrée sur l’être humain. Les décideurs sont confrontés à quatre compromis difficiles :

  • L’appel à la personnalisation et à l’adaptation se heurte à la nécessité de maintenir la dimension sociale de l’éducation. Les partisans d’une individualisation accrue risquent de passer à côté de l’essence même de l’éducation. La technologie doit être conçue de manière à respecter les besoins d’une population diversifiée. Un outil d’aide à l’enseignement et à l’apprentissage pour certains peut être un fardeau et une distraction pour d’autres.
  • Il y a un compromis entre l’inclusivité et l’exclusivité. La technologie peut potentiellement offrir une bouée de sauvetage en matière d’éducation à de nombreuses personnes. Cependant, pour beaucoup d’autres, elle constitue un obstacle supplémentaire à l’égalité des chances en matière d’éducation, avec l’apparition de nouvelles formes d’exclusion numérique. Il ne suffit pas de reconnaître que chaque technologie a des adeptes précoces et des adeptes tardifs ; il faut aussi agir. Le principe d’équité dans l’éducation et l’apprentissage doit être respecté.
  • La sphère commerciale et les biens communs tirent dans des directions différentes. L’influence croissante de l’industrie des technologies de l’éducation sur la politique de l’éducation aux niveaux national et international est une source de préoccupation. Un exemple frappant est la façon dont la promesse des ressources éducatives ouvertes et de l’internet en tant que passerelle vers le contenu éducatif est fréquemment compromise. Il est nécessaire de mieux comprendre et d’exposer les intérêts qui sous-tendent l’utilisation de la technologie numérique dans l’éducation et l’apprentissage afin de s’assurer que le bien commun est la priorité des gouvernements et des éducateurs.
  • On part généralement du principe que l’avantage en termes d’efficacité qu’offre la technologie de l’éducation à court terme se maintiendra à long terme. La technologie est présentée comme un investissement judicieux, susceptible d’économiser de la main-d’œuvre et même de remplacer les enseignants. Cependant, ses coûts économiques et environnementaux sont généralement sous-estimés et ne sont pas viables. La bande passante et la capacité de beaucoup à utiliser la technologie dans l’éducation sont limitées. Il est temps de prendre en compte le coût des technologies éducatives en termes de durabilité environnementale et de se demander si ces technologies renforcent réellement la résilience des systèmes éducatifs.

Plus récemment encore, un conflit entre les machines et les humains est apparu dans le contexte des débats sur l’intelligence artificielle générative, dont les implications pour l’éducation n’émergent que progressivement. Ces lignes de fracture laissent le secteur de l’éducation tiraillé entre l’espoir que suscite le potentiel des technologies numériques et les risques et préjudices indéniables liés à leur application. C’est au niveau des compromis qu’un débat plus complexe et démocratique devrait avoir lieu (Morozov, 2022).

Tout changement ne constitue pas un progrès. Ce n’est pas parce que quelque chose peut être fait qu’il faut le faire. Le changement doit se faire selon les conditions des apprenants pour éviter de répéter un scénario comme celui observé lors de la pandémie du COVID-19, lorsqu’une explosion de l’apprentissage à distance a laissé des centaines de millions de personnes sur le carreau.

On ne peut pas s’attendre à ce que les technologies créées pour d’autres usages soient nécessairement adaptées à tous les contextes éducatifs et à tous les apprenants. On ne peut pas non plus s’attendre à ce que des réglementations élaborées en dehors du secteur de l’éducation couvrent tous les besoins de l’éducation. Ce que ce rapport appelle de ses vœux dans ce débat, c’est une vision claire - alors que le monde réfléchit à ce qui est le mieux pour l’apprentissage des enfants, en particulier dans le cas des plus marginalisés.

La campagne #TechOnOurTerms demande que les décisions concernant la technologie dans l’éducation donnent la priorité aux besoins des apprenants après avoir évalué si son application serait appropriée, équitable, fondée sur des données probantes et durable. Il est essentiel d’apprendre à vivre à la fois avec et sans la technologie numérique ; de prendre ce qui est nécessaire dans une abondance d’informations mais d’ignorer ce qui n’est pas nécessaire ; de laisser la technologie soutenir, mais jamais supplanter, la connexion humaine sur laquelle l’enseignement et l’apprentissage sont fondés.

En conséquence, les quatre questions suivantes [voir rapport, p. 23-24] ont été formulées et s’adressent principalement aux gouvernements, dont la responsabilité est de protéger et de mettre en œuvre le droit à l’éducation. Toutefois, ces questions sont également destinées à être utilisées comme outils de plaidoyer par tous les acteurs de l’éducation engagés dans la lutte contre la pauvreté à soutenir les progrès vers la réalisation de l’ODD 4 pour s’assurer que les efforts visant à promouvoir la technologie, y compris l’intelligence artificielle, tiennent compte de la nécessité de relever les principaux défis en matière d’éducation et de respecter les droits de l’homme.

Lorsqu’ils envisagent d’adopter des technologies numériques, les systèmes éducatifs devraient toujours veiller à ce que l’intérêt supérieur des apprenants soit placé au centre d’un cadre fondé sur les droits. L’accent doit être mis sur les résultats de l’apprentissage, et non sur les intrants numériques. Pour contribuer à l’amélioration de l’apprentissage, la technologie numérique ne devrait pas remplacer mais plutôt compléter l’interaction en face à face avec les enseignants. »

Tout ceci me semble plutôt équilibré. Le rapport vise à donner des repères et des appuis à la décision pour les gouvernements pour leurs politiques éducatives, nous verrons s’il trouve écho en France. Le rapport est particulièrement intéressant à lire dans le contexte de la mise en œuvre de la stratégie du numérique pour l’éducation 2023-2027, qu’on peut lire ici.

Quelques échos dans la presse internationale, avec des angles… divers et variés :

Remarque : si la question des effets délétères de l’utilisation de smartphones (ou tablettes ou ordinateurs) en classe ou en amphi est posée dans le rapport, il ne semble pas que l’UNESCO appelle à “un bannissement global des smartphones dans les écoles” (voir les posts de Patrick Williamson sur Mastodon).

Le compte Mastodon de la Direction du numérique pour l’éducation du ministère français de l’Éducation nationale et de la jeunesse dédié aux logiciels et ressources éducatives libres @LeLibreEdu a publié un fil donnant une lecture de ce rapport sous l’angle des communs numériques.