Libérons le numérique éducatif

Je publie ici, dans une version un peu rallongée, ma proposition d’intervention (hélas refusée) pour les Journées réseau de l’enseignement et de la recherche (JRES), qui se tiendront à Rennes en décembre 2024. Il s’agissait pour moi de proposer une variation sur l’article « Biens communs ou biens marchands ? Plaidoyer pour “libérer” le numérique éducatif » que j’ai publié dans le numéro consacré à la marchandisation de l’école de la revue Administration & éducation en fin d’année dernière. Bonne lecture !


Reprenons le contrôle

Au gré des plans numériques et appels à projets, la puissance publique promeut l’innovation technologique dans l’éducation (tant dans l’enseignement secondaire que supérieur) et prescrit les modalités de mise en œuvre de dispositifs numériques dans les pratiques d’enseignement (différenciation, individualisation, hybridation, etc.). Elle investit fortement dans ce secteur, de manière très volontariste. Or, les moyens et ressources internes des ministères, des académies ou des établissements étant limités, les politiques numériques éducatives s’appuient largement sur le recours à des entreprises œuvrant dans le secteur des technologies pour l’éducation et la formation (souvent représenté par le mot-valise anglais « EdTech »), qui sont appelées à fournir aux communautés éducatives équipements, ressources et services numériques. Ce marché éducatif présentait, pour les quelque 500 entreprises membres de l’association EdTech France du moins, un chiffre d’affaires de 1,3 milliard d’euros en 2021 (dont 10  % sur l’enseignement scolaire et 20 % sur l’enseignement supérieur, le reste sur la formation professionnelle1).

Dans un écosystème numérique global façonné par les plateformes et services des grandes compagnies technologiques américaines, la crise de la Covid-19 en 2020-2021 est venue entretenir les confusions, en provoquant des usages massifs d’infrastructures et de services proposés « gratuitement » par les GAFAM et des entreprises multinationales. Cette crise a accentué deux effets particulièrement négatifs du recours au secteur des EdTech. D’une part, par une certaine accélération de la fourniture de matériels et de solutions numériques propriétaires et fermées, qui rendent leurs utilisateurs captifs et les privent de la maîtrise que les enjeux de l’éducation devraient au contraire permettre et encourager (transparence, pérennité et réutilisation, partage, protection, etc.) ; d’autre part, par l’exploitation encore aujourd’hui insuffisamment encadrée de données numériques produites par leur utilisation dans les activités d’enseignement (données d’apprentissage, d’évaluation, de performance, ou même de simples données de navigation) qui font parfois office de monnaie dans une transaction commerciale insensible où les utilisateurs et utilisatrices ont l’illusion de bénéficier d’une aubaine en utilisant sans rien débourser une infrastructure, un service, une ressource, en dehors des environnements institutionnels.

Difficile, pourtant, de penser que des entreprises mises en concurrence pour produire des ressources rivales, avec pour objectif de maximiser leur profit, puissent apporter seules des réponses aux difficultés essentielles de l’éducation, qui relèvent davantage de choix politiques que de solutions technologiques. Sortie des contraintes de l’urgence, et maintenant dotée d’un certain recul, la puissance publique a donc tout intérêt à réinterroger le modèle actuel du numérique pour l’éducation pour retrouver :

  • la maîtrise de son offre de services et ressources numériques à destination de la communauté éducative,
  • la souveraineté sur les données produites par les enseignant⋅es et leurs élèves ou étudiant⋅es.

Soutenons les communs numériques

Les logiciels et ressources distribués sous licences libres (qui autorisent leur consultation, leur réutilisation, leur adaptation et leur redistribution, le plus souvent gratuitement), et les communs numériques (ressources numériques gérées par une communauté selon des règles de gouvernance conjointement élaborées), commencent aujourd’hui à jouer un rôle dans les politiques publiques qui reste à affirmer, à faire connaître et à accompagner sur le terrain.

Un rapport récent de l’UNESCO2 pointe les enjeux auxquels doivent prêter attention les politiques numériques éducatives. Entre les réserves exprimées sur les attentes vis-à-vis de l’individualisation des apprentissages, les limites de l’inclusion numérique et les coûts économiques et environnementaux des technologies pour l’éducation, les rapporteurs indiquent :

La sphère commerciale et les biens communs tirent dans des directions différentes. L’influence croissante de l’industrie des technologies de l’éducation sur la politique de l’éducation aux niveaux national et international est une source de préoccupation. Un exemple frappant est la façon dont la promesse des ressources éducatives ouvertes et de l’internet en tant que passerelle vers le contenu éducatif est fréquemment compromise. Il est nécessaire de mieux comprendre et d’exposer les intérêts qui sous-tendent l’utilisation de la technologie numérique dans l’éducation et l’apprentissage afin de s’assurer que le bien commun est la priorité des gouvernements et des éducateurs. (p. 22)

La stratégie numérique pour l’éducation pour 2023-2027, publiée l’an passé par la direction du numérique pour l’éducation (DNE) du ministère de l’Éducation nationale, tente de réaliser une synthèse difficile en s’engageant dans une promotion inédite des communs numériques et des logiciels et ressources éducatives libres, d’une part, tout en valorisant les services fournis par les entreprises de l’EdTech d’autre part 3. Néanmoins, le sixième point de cette stratégie nationale, intitulé « Soutenir le développement des communs numériques », qui liste toute une série de réalisations récentes de services numériques libres mis à disposition de la communauté éducative (Visio-agents et Classe virtuelle propulsés par BigBlueButton, la plateforme nationale Moodle Éléa, l’environnement de codage en ligne Capytale, le dépôt et partage de vidéos avec Podéduc, la forge des communs numériques éducatifs…), en est une composante essentielle et offre des perspectives prometteuses, sous l’impulsion d’un chargé de mission dédié à cette question4. Depuis deux ans, une Journée nationale du libre éducatif, organisée chaque printemps par la DNE et une académie accueillant l’événement, permet de valoriser et de soutenir les initiatives contributives de cet objectif stratégique5.

Remarquons que les licences libres n’excluent pas a priori les usages commerciaux et, à défaut de pouvoir complètement internaliser la gestion de ces logiciels libres, que cela peut nécessiter des contrats de développement, maintenance et support avec des entreprises de services numériques compétentes, dans le cadre de la commande publique. Mais cela permet à l’État qui les met en œuvre de les héberger sur ses propres infrastructures, de les faire évoluer pour les adapter aux besoins des communautés scolaires, et de les mettre à disposition gratuitement des membres de ces communautés, notamment les enseignant·es . Et, in fine, de favoriser l’élaboration, le partage, la circulation de contenus (textes, images, vidéos, sons) et de ressources pédagogiques scénarisées qui pourront à leur tour être largement mutualisées, réutilisées, adaptées et redistribuées sous des licences également libres.

Les communs numériques constituent ainsi un bon moyen pour émanciper les communautés éducatives des carcans de services numériques marchands. Ceux-ci, en plus d’être coûteux pour les établissements ou les collectivités, enferment leurs utilisateurs et utilisatrices dans des solutions propriétaires, peu évolutives et rarement interopérables avec d’autres applications numériques. Ils offrent une pérennité limitée (offres gratuites devenant payantes, disparition des entreprises ou abandon du support d’un service), et sont hébergées sur des infrastructures extérieures pas toujours au niveau des exigences des cadres de sécurisation et de protection des données personnelles et scolaires des membres de ces communautés.

Agissons à notre échelle

L’espace numérique de travail (ENT) breton, appelé Toutatice, développé et hébergé par l’académie de Rennes, en partenariat avec les collectivités locales (notamment la Région Bretagne, qui accompagne financièrement le projet depuis 2011), est construit essentiellement sur des briques de logiciels libres. Depuis le milieu des années 2000, Toutatice est la plateforme qui permet aux membres de la communauté éducative bretonne de se connecter pour y retrouver les accès à toute leur offre de services, leurs ressources et applications, dont beaucoup sont basées sur des logiciels libres, opérés par des acteurs publics (académie, ministère, opérateurs ou collectivités) et qui viennent en appui de leurs activités de collaboration, de communication, d’administration, d’enseignement et d’apprentissage.

Nous avons pu façonner cet environnement au fil de ces (presque) vingt années, pour et avec nos utilisateurs et utilisatrices, en y intégrant toujours davantage d’applications bénéficiant à toute la communauté, en protégeant les données produites par ses membres, et en garantissant une remarquable pérennité aux contenus produits. Du logiciel de gestion documentaire PMB, mis à disposition des professeur·es documentalistes dès 2006 au cloud personnel des agents MyToutatice motorisé par la solution Cozy, en passant par la messagerie des agents Le Chat (RocketChat), les sites d’écoles et d’établissements sous SPIP, les espaces de cours motorisés par Moodle et la plateforme de dépôt et de partage de vidéos Toutapod (basée sur Esup-Pod), l’offre de services académique s’enrichit et s’adapte continuellement aux besoins des métiers de l’éducation grâce aux logiciels libres. Sur le socle technique Toutatice lui-même ont pu être développés d’autres services essentiels, comme les espaces collaboratifs Triskell (avec des outils bureautiques collaboratifs intégrés comme OnlyOffice ou Etherpad Lite), ou les espaces Modulo, mis à disposition en quelques jours aux 1500 écoles publiques de Bretagne pour les échanges entre familles et équipes pédagogiques lors du premier confinement. L’ensemble de cette offre de services est opéré par l’académie, en maîtrise de ses infrastructures et des données qui y circulent, avec le soutien de sociétés de services choisies sur appel d’offres pour la développer et l’adapter aux nouveaux besoins.

Aujourd’hui, Toutatice a bientôt 18 ans, l’âge de majorité (de maturité ?). Il s’enrichit régulièrement, notamment par l’intégration de communs numériques proposés par le ministère de l’Éducation nationale. Enfin, il sort des frontières de son « petit village gaulois » et intéresse d’autres territoires, comme les Pays de la Loire, autour du projet de commun numérique ELEN6.

En conclusion

La voie est donc tracée (et libre !) pour que le service public du numérique éducatif puisse fournir aux agents, personnels d’encadrement, enseignant·es, élèves ou étudiant⋅es et familles une offre cohérente et essentiellement libre de services et ressources numériques, qui garantisse son indépendance vis-à-vis de solutions numériques marchandes, propriétaires et fermées, qui facilite la production, la pérennité, le partage, la circulation et la réutilisation des ressources éducatives libres, qui permette des usages sobres et raisonnés et une meilleure maîtrise des coûts, et qui assure un excellent niveau de protection des données des membres de la communauté éducative.


  1. Source : AEF Info, Edtech : Malgré “une rationalisation des dépenses”, “l’année 2023 devrait être bonne” (AC Monneret, déléguée générale Edtech France), en ligne : https://www.aefinfo.fr/depeche/690879↩︎

  2. UNESCO (2023). Résumé du Rapport mondial de suivi sur l’éducation 2023 : Les technologies dans l’éducation : qui est aux commandes ? Paris, UNESCO. Voir ce billet↩︎

  3. Voir https://www.education.gouv.fr/strategie-du-numerique-pour-l-education-2023-2027-344263↩︎

  4. Depuis septembre 2021, cette fonction est occupée par Alexis Kauffmann, emblématique fondateur de l’association Framasoft : https://www.zdnet.fr/blogs/l-esprit-libre/libre-educatif-alexis-kauffmann-fondateur-de-framasoft-rejoint-la-direction-du-numerique-a-l-education-nationale-39928555.htm↩︎

  5. La troisième édition de cette journée a eu lieu le 29 mars à Créteil : https://journee-du-libre-educatif.forge.apps.education.fr/↩︎

  6. Voir https://www.aefinfo.fr/depeche/704901-la-region-pays-de-la-loire-prevoit-de-financer-un-nouvel-ent-et-d-accompagner-la-reforme-de-la-voie-professionnelle-budget-2024↩︎